Le cours magistral du Professeur Ibrahima Fall au Conseil constitutionnel

 Sa parole est rare. Depuis 2012, année à laquelle il participa comme candidat à l’élection présidentielle pour poter le discours des assises nationales et aider le Sénégal à sortir de l’impasse d’alors avec la troisième candidature de Abdoulaye Wade, ses apparitions se font rares et ses prises de paroles recherchées. Quand il parle de droit, de diplomatie et de politique sa parole fait autorité. Il vient de donner un cours magistral au Conseil constitutionnel dont les dernières décisions ont conduit le pays dans une situation d’incertitude. Professeur de droit public et ancien doyen de la Faculté des Sciences Juridiques et Économiques UCAD (1975-1981, Ibrahima Fall a une connaissance aiguë des textes.  Ibrahima Fall, fut Ministre de l’Enseignement Supérieur (1983-1984) puis Ministre des Affaires Étrangères (1984-1990) avant de devenir en 1992 Sous-secrétaire général des Nations-Unies pendant quinze ans. avec pédagogie, diplomatie et rigueur, apporte dans le Sud Quotidien du jour, des solutions pour l’avenir. 

 

« 1-En ma double qualité de citoyen et de professionnel du droit public, je suis interpellé par les tensions qui affectent notre pays en cette période de préparation des élections législatives du 31 Juillet 2022.

2- Aussi longtemps que des voies et moyens pacifiques étaient encore ouverts et des recours étaient possibles devant les tribunaux, je me suis volontairement abstenu de me prononcer sur la situation. En effet, j’étais confiant dans l’habileté de nos acteurs poli- tiques et sociaux à surmonter leurs diver-gences par un sursaut patriotique, et confiant aussi dans la compétence de nos juridictions à dire le droit en toute indépen- dance, confiant enfin dans la volonté com-mune des acteurs et des tribunaux, de contribuer à sauvegarder notre démocratie ainsi que la paix et la sécurité nationales.

3- Aujourdhui, suite aux derniers évènements politiques violents, et aux récentes décisions du Conseil Constitutionnel et de la Cour suprême qui épuisent toute possibilité de recours devant les tribunaux, force est de constater qu’une impasse dangereuse s’est installée et menace notre pays. Cette impasse renvoie, sur le strict plan juridique, à deux facteurs, à savoir : d’abord notre système électoral actuel dans son fondement, ensuite les décisions surprenantes du Conseil Constitutionnel et leurs conséquences troublantes.

4- Au cœur de notre système électoral actuel, il y a le parrainage, consacré notamment par le code électoral en son article L.57. Aux termes de cet article, « toute candidature à l’élection présidentielle et aux élections législatives est astreinte au parrainage par une liste d’électeurs » et « un électeur ne peut parrainer qu’un (01) candidat ou une liste de candidats et qu’une seule fois.

5- Le parrainage dont l’adoption et l’application ont suscité beaucoup de controverses et d’agitations parfois violentes, a fait et continue de faire l’objet de vives contestations au niveau national depuis son application lors de l’élection présidentielle de 2019, marquée par l’élimination de nombreux candidats. Par la suite, la cour de justice de CEDAO a été saisie pour se prononcer sur sa légalité.

6- Dans un arrêt en date du 21 avril 2021, la Cour a considéré que le parrainage « constitue un véritable obstacle à la liberté et au secret de l’exercice du droit de vote d’une part, et une sérieuse atteinte au droit de participer aux élections en tant que candidat d’autre part ». La Cour a ordonné au gouvernement du Sénégal de supprimer « le système de parrainage électoral » ; Elle a également fait injonction à notre gouvernement de soumettre dans un délai de 6 mois un rapport sur l’exécution de sa décision. Et, selon l’article 15 du traité révisé de la CEDEAO du 24 juillet 1993, ratifié par le Sénégal, « les arrêts de la Cour de Justice ont force obligatoire à l’égard des Etats membres… », donc à l’égard de notre pays qui a l’obligation de prendre les mesures d’exécution de la décision de la Cour.

7- Au lieu de s’exécuter, par respect du droit et par respect de son propre engagement international tiré du traité révisé de la CEDEAO et du protocole relatif à la Cour de justice, notre gouvernement a décidé de refuser d’appliquer l’arrêt de la Cour. Il a décidé de maintenir le système de parrainage, en toute illégalité internationale.

8- A cette illégalité internationale du parrainage, s’ajoute une illégalité nationale. En effet, le maintien du parrainage, malgré l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO, viole notre loi fondamentale qui, en son article 98, reconnait aux traités ou accords régulièrement ratifiés par le Sénégal une « autorité supérieure à celle des lois » nationales, ce qui est le cas à la fois pour le traité révisé de la CEDEAO et pour le protocole relatif à la Cour de justice de la Cedeao.

9- Le droit et la sagesse voudraient donc que notre gouvernement se conforme à la décision de la Cour de justice de la CEDEAO, et qu’il procède avec courage et responsabilité, au moins à la suspension de l’actuel processus électoral doublement illégal, avec son lot de violence, de tensions et troubles graves, aux conséquences désastreuses en termes de morts, de blessés, de destructions et d’impacts négatifs sur les plans économique, social, sécuritaires et autres.

10-La décision du conseil constitutionnel portant distinction, séparation et autonomie de deux listes (une de titulaires et une de suppléants) pour chaque coalition de partis politiques ou de personnes indépendantes est certes fondée sur l’alinéa de 6 de l’article L149 dont les dispositions, claires et précises, stipulent que « Les listes de candidatures, titulaires comme suppléants, doivent être alternativement composées de personnes des deux sexes ». Toutefois isoler cet alinéa et s’en tenir exclusivement à ces dispositions revient à faire, une lecture incomplète, tronquée et non différenciée de l’ensemble de l’article L 149 et du code électoral lui-même.

11- Tout d’abord,le même article L 149 consacre formellement le caractère unique de la liste de candidats aux élections législatives, en précisant que l’obligation faite aux partis politiques et coalitions de partis politiques…,de recueillir la signature de 0,5 % à 0,8% des électeurs inscrits est une condition préalable « pour pouvoir valablement présenter UNE liste de candidats » (et non deux).

De même l’article L 149,en son alinéa 8,qui traite,entre autres, du nom ou du titre de la coalition, dispose que ce nom ou ce titre. « doit être notifié au ministre… et figurer en tête de LA liste des candidats présentés aux élections ».

On observe aussi que les alinéas 1 et 2 dudit article L149, qui font référence à DES listes de candidats, n’affirment ni n’impliquent que les candidats titulaires et les candidats suppléants relèvent de deux listes séparées pour la même coalition et pour le même scrutin.

12- En dehors de l’article L149, le code électoral comporte d’autres dispositions qui, également, confirment l’unicité de la liste et, donc le caractère indissociable de ses deux composantes que sont les titulaires et les suppléants unique. C’est également le cas, notamment, de l’article L153 qui spécifie que le scrutin proportionnel porte « sur une liste nationale ». Faut-il aussi rappeler l’obligation faite par l’article L154 à CHAQUE liste de candidats au scrutin majoritaire et à CHAQUE liste de candidats au scrutin proportionnel de comprendre des suppléants, ce qui illustre, à l’évidence, l’unicité de la liste de chaque coalition pour chaque mode de scrutin.

Il en est de même de l’article 157, alinéa 6, qui précise que dans une élection, un électeur ne peut parrainer qu’UN candidat ou UNE liste de candidats.

Enfin l’article L173, alinéa 2 relatif aux déclarations de candidatures aux élections législatives, fait expressément référence à LA liste nationale et à LA liste départementale, tout en rappelant qu’elles doivent être complètes.

13- Ce bref rappel des dispositions de l’article L149 et de celles d’autres articles du code électoral qui consacrent l’unicité de la liste des candidats, aux côtés de l’alinéa 6 de l’article L149 qui, lui, consacre l’existence de deux listes de candidats pour chaque scrutin, offre l’avantage de constater d’abord les incohérences évidentes des dispositions du code électoral sur une question aussi importante de l’unicité de la liste des candidats où la dualité des listes des candidats pour les élections législatives.

Il permet, surtout de conclure que l’unicité de la liste est bien le principe fondamental et que la dualité des listes tirée de l’alinéa 6 de l’article L 149, représente l’exception, ce qui remet en cause la pertinence de la décision du Conseil Constitutionnel fondée sur l’exception et non sur le principe.

14- A la lumière de ses incohérences contenues dans le code électoral et du caractère peu pertinent, des décisions du Conseil Constitutionnel en la matière, le gouvernement devrait suspendre le processus électoral actuel et initier une concertation nationale inclusive avec entre autres objectifs celui de supprimer toutes les incohérences relevées et qui sont liées au système de parrainage, et refondre l’ensemble du code électoral.

15- Le rappel des dispositions du code électoral sur l’unicité de la liste de candidats de chaque coalition pour chaque scrutin et le caractère indissociable des deux composantes titulaires et suppléants de la liste est par ailleurs révélateur de conséquences crisogènes des décisions du Conseil Constitutionnel.

16- La décision du Conseil Constitutionnel basée sur l’alinéa 6 de l’article L 149 qui distingue deux listes séparées et autonomes de candidatures l’une composée de titulaires et l’autre de suppléants pose problème non seulement par rapport aux dispositions de l’article L57 qui spécifie que « dans une élection un électeur ne peut parrainer qu’un [1] candidat ou une liste de candidats et qu’une seule fois »,mais aussi dans sa rationalité.

17- En effet, comment concevoir sur le strict plan de la rationalité juridique qu’une liste de candidats (composée de titulaires et de suppléants), de caractère unique au moment de sa signature par un électeur parrain, peut, au moment de son examen par le Conseil Constitutionnel, se transformer, par la magie d’une mutation génétique, en deux listes distinctes et autonomes de titulaires et de suppléants. Ne faudrait-il pas, alors, réécrire les dispositions de tous les articles qui consacrent l’unicité de la liste de candidature afin de permettre à chaque électeur de parrainer, en toute connaissance de cause non pas UNE mais DEUX listes de la même coalition, pour non pas chaque mode d’élection mais désormais pour chaque mode de scrutin.

18- D’autres conséquences crisogènes, à la limite étranges, peuvent également être relevées à propos des décisions du Conseil Constitutionnel fondée sur la dualité et l’autonomie respective des listes titulaires et de suppléants. C’est par exemple l’impossibilité de remplacer, en cas de décès, un candidat élu sur une liste de titulaires sans suppléants, ou de remplacer, en cas de décès, un candidat élu sur une liste de suppléants.

19- En conclusion, tout comme les observations faites sous la première partie, les remarques contenues dans cette deuxième partie relativement aux incohérences du code électoral et au caractère tronqué et crisogène des décisions du Conseil Constitutionnel illustrent l’impasse grave qui affecte le présent processus électoral fondé sur le parrainage. Comme elles, les remarques ci-dessus suggèrent au moins, la suspension du processus électoral et la tenue de concertations nationales inclusives en vue de l’adoption d’un nouveau code électoral consensuel, cohérent et débarrassé du système de parrainage.

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