Cinq ans après le meurtre de Khashoggi, le prince Ben Salmane a toujours le sourire

Les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux ont déclaré qu’ils en avaient assez de l’Arabie saoudite, mais il semble qu’il soit trop difficile de résister au pétrole et aux richesses du royaume. Source : Responsible Statecraft, Sarah Leah Whitson

« Il faut que tu quittes le pays, Jamal. Tu dois partir avant qu’ils ne t’arrêtent toi aussi », ai-je dit à mon ami Jamal Khashoggi, quelques mois avant sa décision fatidique de quitter son pays en 2017.

Nous étions loin de nous douter qu’au lieu de trouver la sécurité à Washington, Mohamed Ben Salmane (MBS) et ses sbires allaient le piéger pour qu’il se rende au consulat saoudien d’Istanbul, où ils l’ont brutalement torturé et assassiné. Nous étions loin de nous attendre à ce que, cinq ans après ce meurtre choquant, l’administration Biden récompense potentiellement MBS en lui offrant une garantie de sécurité sans précédent pour sa dictature monarchique.

En tant que défenseur des droits humains, ce n’était pas la première fois que j’incitais quelqu’un à fuir un régime arabe, mais les autres étaient d’éminents militants depuis longtemps en conflit avec leur gouvernement. Khashoggi, quant à lui, a longtemps fait partie du gouvernement, en tant que porte-parole de l’ambassade saoudienne à Washington, où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, avant de redevenir journaliste et rédacteur en chef dans les médias saoudiens. Nous sommes restés en contact au fil des ans, et j’ai vu son évolution pendant les soulèvements arabes de 2011, lorsqu’il est arrivé à la ferme conclusion que seules la démocratie et l’État de droit garantiraient la stabilité et la paix au Moyen-Orient.

Avec l’avènement du roi Salmane et de son fils, Mohamed Ben Salmane, qui n’était alors que prince héritier adjoint, en 2015, la répression s’est considérablement intensifiée dans le pays. En 2017, ils ont procédé à des arrestations massives des principaux réformateurs, chefs religieux, journalistes et militants du Royaume, avant même la rafle et le racket de centaines de dirigeants des milieux d’affaires et de la famille royale du pays. Après que Khashoggi a écrit un article critiquant le président Trump de l’époque, MBS lui a ordonné d’arrêter d’écrire et de se taire.

Khashoggi était confronté à un choix terrible : rester dans le pays en tant que prisonnier ou fuir. Dans un premier temps, il a refusé de partir, m’envoyant des photos de ses petits-enfants pour expliquer pourquoi quitter le pays serait une douleur trop grande pour lui. J’ai argumenté et essayé de le persuader : il pouvait simplement faire une pause temporaire, jusqu’à ce que les choses se calment. Peut-être le roi et MBS relâcheraient-ils leur répression, convaincus que leur règne était assuré. Peut-être relâcheraient-ils ceux qu’ils avaient emprisonnés, dont de nombreux amis de Khashoggi. Mais rester dans le pays à ce moment-là représentait un trop grand danger. Khashoggi a donc fini par céder et s’est rendu aux États-Unis, espérant qu’il reviendrait un jour.

Khashoggi s’est rapidement retrouvé avec un public mondial et a pu exprimer sa véritable pensée dans ses écrits pour le Washington Post, où ses chroniques ont fourni le seul contrepoint saoudien indépendant aux désastres en cours sous les nouvelles règles du pays, non seulement au niveau national, mais aussi dans la guerre catastrophique de MBS au Yémen. MBS et ses acolytes se sont efforcés de le persuader de revenir, promettant de financer généreusement un centre pour lui à Riyad. Nous avons ri des textes de plaidoirie de Saud al-Qahtani, le principal homme de main de MBS, qui allait plus tard être le principal artisan de l’assassinat de Khashoggi.

En 2018, Khashoggi savait qu’il ne pourrait jamais revenir tant que le roi Salmane et MBS resteraient au pouvoir. Il a déploré sa défaite, mais a compris que ses principes exigeaient qu’il s’exprime, faisant remarquer : « J’ai quitté ma maison, ma famille et mon travail, et j’élève la voix. Faire autrement serait trahir ceux qui croupissent en prison. Je peux parler alors que tant d’autres ne le peuvent pas. »

Il m’a parlé de son projet de lancer une nouvelle organisation à Washington, Democracy for the Arab World Now [DAWN, l’aube, NdT], parce qu’il comprenait le rôle démesuré joué par les États-Unis dans la protection et la promotion des dictatures de la région. Il rêvait d’un groupe qui remettrait en question le soutien continu des États-Unis à ces dictatures. En juin 2018, il m’a montré sa nouvelle carte de visite de directeur exécutif de DAWN. Le 2 octobre 2018, MBS a mis à exécution son plan d’assassinat de Khashoggi, dans l’espoir de le faire taire une fois pour toutes.

À la suite du tollé mondial suscité par le meurtre de Khashoggi, les États-Unis et les gouvernements occidentaux du monde entier ont fermement condamné le meurtre, suspendu les ventes d’armes à l’Arabie saoudite et promis de demander des comptes aux auteurs du crime. Les entreprises ont mis fin à leurs liens avec le Royaume, annulant des contrats et restituant les investissements du gouvernement saoudien. Beaucoup pensaient que la mort de Khashoggi ne serait pas vaine, parce qu’elle déclencherait enfin un recalibrage de la protection occidentale pour les dirigeants saoudiens violents et sociopathes.

Le changement d’humeur provoqué par la mort de Khashoggi a été tel que le Congrès a voté à trois reprises pour mettre fin aux ventes d’armes à l’Arabie saoudite, et le président Biden a fait campagne en promettant de tenir l’Arabie saoudite pour responsable du meurtre, de lui faire « payer le prix et d’en faire le paria qu’elle est », arguant qu’il y avait « très peu de valeur sociale rédemptrice dans le gouvernement actuel de l’Arabie saoudite. »

Cinq ans après le meurtre de Khashoggi, les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux s’efforcent de courtiser l’Arabie saoudite et MBS. Les sirènes jumelles du pouvoir d’achat des milliards de dollars de l’Arabie saoudite – y compris les plus gros achats d’armes au monde – et du contrôle des prix du pétrole sont trop fortes pour y résister, et MBS a compris que le meilleur moyen de faire plier l’Occident est de menacer de resserrer les liens avec la Chine.

Par un remarquable retournement de situation, MBS, autrefois honni dans le monde entier, s’est vu décerner des prix au Pakistan, a été fêté à Paris par le président Macron et a été invité à Londres pour une visite d’État. Plus dangereux encore, le président Biden offrirait maintenant à MBS le prix ultime : une garantie de sécurité au niveau du traité qui engage les troupes américaines à protéger sa dictature, soi-disant en guise de récompense pour la normalisation avec Israël.

Ce qui est si douloureux et inquiétant dans cette évolution, ce n’est pas seulement l’incapacité des gouvernements occidentaux à respecter leurs promesses de tenir MBS pour responsable du meurtre de Khashoggi, ou du meurtre de centaines de milliers de Yéménites, qui continuent d’endurer le blocus saoudien de leur pays. C’est leur volonté de vendre nos valeurs pour des bénéfices économiques et politiques à court terme, quels que soient les coûts pour ceux qui font face à des attaques croissantes non seulement de la part du gouvernement saoudien, mais aussi des imitateurs comme l’Inde.

En multipliant les acquisitions saoudiennes d’entreprises occidentales, d’institutions culturelles et sportives, et même de centaines d’anciens responsables politiques et militaires, MBS envoie le message qu’il peut aussi acheter nos démocraties.

Peut-être que les dirigeants politiques occidentaux reviendront à la raison et comprendront que le coût de l’acquiescement à des tyrans comme MBS est tout simplement trop élevé, non seulement parce qu’il souille et humilie nos nations qui capitulent sciemment devant les exigences d’un tyran, mais aussi parce qu’il sape notre véritable avantage concurrentiel, à savoir nos libertés et nos droits. Mais il incombera, comme toujours dans nos démocraties, aux citoyens de nos pays d’exiger que nous fassions mieux, pour les peuples du Moyen-Orient et pour les peuples de notre propre région.

Sarah Leah Whitson est la directrice exécutive de DAWN. Auparavant, elle a été directrice exécutive de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch de 2004 à 2020, supervisant le travail de la division dans 19 pays, avec du personnel situé dans 10 pays.

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