Michaël Fœssel: « Un pouvoir autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens »

Pouvoir, puissance, souveraineté… Comment retrouver une capacité d’action et d’émancipation dans une époque qui penche vers l’autoritarisme et renvoie la gauche à ses faiblesses ? Les réponses du philosophe Michaël Fœssel. Interview Regards.fr.

Michaël Fœssel: « Un pouvoir autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens », Information Afrique Kirinapost

Michaël Fœssel est un philosophe français. il dirige la collection l’Ordre philosophique ©Ed Alcock / M.Y.O.P

Spécialiste d’Emmanuel Kant et de Paul Ricœur, Michaël Fœssel est professeur à l’École polytechnique et notamment auteur de État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire (éd. Le Bord de l’eau, 2010), Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (éd. Seuil, 2012) et Récidive 1938 (éd. PUF, 2019).

I. La politique et la puissance

Regards. Est-ce que penser, en politique, c’est forcément penser en termes de puissance – notamment au travers du concept d’État, système par excellence d’exercice de la puissance politique ?

Tout dépend ce que l’on entend par puissance. Si on l’identifie au pouvoir, il est possible, jusqu’à un certain point, de penser la politique sans elle. Au sens, déjà, où des groupes politiques, des associations, des collectifs militent et agissent sans avoir pour horizon la prise du pouvoir d’État. Il y a politique, selon moi, là où les repères de la certitude et les coordonnées de la domination sont remis en cause. Par principe, les minorités n’ont pas le pouvoir. Mais elles peuvent agir de telle sorte que ce qui apparaissait évident ne le soit plus et que le pouvoir institué soit obligé de lâcher du lest. Cela vaut des mouvements féministes, antiracistes, LGBT, écologistes, mais aussi de bien des revendications économiques plus traditionnelles. Ici comme ailleurs, la distinction entre le social et le sociétal est superflue. Or pour animer une grève ou lancer une mobilisation qui force le pouvoir en place à négocier, il faut se sentir puissant.

« Pour animer une grève ou lancer une mobilisation qui force le pouvoir en place à négocier, il faut se sentir puissant. La puissance, c’est d’abord la capacité d’un individu ou d’un collectif à produire des effets. »

Comment se sentir puissant collectivement quand le rapport de force avec le pouvoir est si défavorable ?

Spinoza distingue la puissance horizontale de la multitude et le pouvoir vertical de l’État. Ce n’est pas un hasard s’il est aussi le seul philosophe classique à se revendiquer de la démocratie. La puissance, c’est d’abord la capacité d’un individu ou d’un collectif à produire des effets. On est impuissant, ou plutôt réduit à l’impuissance, lorsqu’on est agi par des forces que l’on ne maîtrise pas. C’est une situation typique des périodes de confinement, lors desquelles le discours des autorités consiste à dire que la seule chose à faire est de rester chez soi. C’est peut-être une situation propice à certains pour rêver le « monde d’après », mais certainement pas un état qui permette d’agir pour modifier le réel politique. Je ne pense pas pour autant qu’il faille opposer puissance et pouvoir : que des organisations politiques visent la prise du pouvoir d’État, c’est aussi inévitable que souhaitable. Pour changer les choses, il faut aussi négocier avec elles. Si l’on veut une VIe République, par exemple, il est inévitable, dans les conditions présentes, de jouer le jeu institutionnel de la Ve. En revanche, viser le pouvoir sans s’appuyer sur ce qui est déjà puissant (donc libre, agissant, joyeux) dans la population me paraît illusoire. On a beaucoup mis en valeur, ces dernières années, la mélancolie de gauche – sans doute pour de bonnes raisons après tant d’échecs. Mais il est temps de passer à autre chose.

« Au « There is no alternative » de Thatcher se sont ajoutés des tournants sécuritaires, et désormais sanitaires, caractéristiques des démocraties occidentales d’après le tournant néolibéral. Le culte du marché et le renforcement du régalien se rejoignent dans le mot d’ordre selon lequel rien n’est possible politiquement. »

Le personnel politique est amené à représenter sans cesse sa volonté de puissance, à titre personnel comme pour le collectif. Peut-on imaginer qu’il puisse mettre en scène et proposer pour tous une vision de l’impuissance ?

Typiquement, un pouvoir qui devient autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens. Au « There is no alternative » de Thatcher se sont ajoutés des tournants sécuritaires, et désormais sanitaires, caractéristiques des démocraties occidentales d’après le tournant néolibéral. Le culte du marché et le renforcement du régalien se rejoignent dans le mot d’ordre selon lequel rien n’est possible politiquement. Cela incite les gouvernements à surjouer ce que vous appelez leur « volonté de puissance ». Au cours de la pandémie, par exemple, la verticalité des institutions présidentialistes a joué à plein en France. Avec le présupposé que, confrontée à une crise, une démocratie est impuissante par nature. On y discute, on s’y dispute, mais on ne décide rien : ce lieu commun est à l’arrière-plan des jugements admiratifs sur la manière dont la Chine a éradiqué le virus. Pourtant, la crise a montré que si la France a « tenu », c’est non seulement par le dévouement, mais aussi par la capacité d’organisation, la puissance d’agir et l’inventivité de ceux que l’on dit avoir été en « première ligne ». Il faut bien qu’il y ait eu dans la société un peu de démocratie, c’est-à-dire de délibération et de conflit, pour parer à une situation de pénurie généralisée. L’efficacité d’un pouvoir autoritaire n’est prouvée nulle part, tout simplement parce que la confiance d’un gouvernement dans les citoyens produit de l’adhésion aux mesures prises.

« On a beaucoup mis en valeur, ces dernières années, la mélancolie de gauche – sans doute pour de bonnes raisons après tant d’échecs. Mais il est temps de passer à autre chose. »

II. La France et sa puissance

Dans une interview pour Public Sénat, vous avez affirmé que la France était une puissance de second rang (et pas de seconde zone !), ce que ne supporteraient pas les Français. Comment s’envisage la grandeur, la puissance d’un pays comme le nôtre ?

Du point de vue des rapports de force géopolitiques et économiques, la France est devenue une puissance moyenne depuis, au moins, la fin de la deuxième guerre mondiale. On peut regretter sa grandeur passée ou chercher à la retrouver. Mais le mot « France », et par conséquent la grandeur qui lui est associée, n’est pas univoque. Certains penseront à la grandeur de la monarchie d’Ancien régime, d’autres à l’empire napoléonien, d’autres à la Révolution française… La Suite Ici: regards.fr/idees-culture/article

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