Guy Marius Sagna : « Un Sénégal souverain ne se fera que dans une Afrique unie »

Fraichement sorti de prison, sa troisième liberté provisoire en moins de deux ans, l’infatigable militant de « la gauche anti-impérialiste et panafricaine » livre son analyse de la situation politique au Sénégal dans le sillage du soulèvement populaire du mois de mars.

Pour le militant sénégalais Guy Marius Sagna, membre fondateur du Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp–France Dégage), l’anti-impérialisme gagne du terrain au Sénégal. Tout en se félicitant de ce regain de mobilisation populaire, il met en garde les progressistes du continent africain contre les « manœuvres de l’impérialisme et ses suppôts locaux ». Un Sénégal souverain, estime-t-il, ne pourra se faire « que dans une Afrique unie et souveraine ».

Guy Marius Sagna, vous luttez depuis des années pour un Sénégal souverain : face au statu quo néocolonial prévalant depuis les indépendances, vous appelez à barrer la route aux ingérences étrangères par un « anti-impérialisme panafricain ». Vos prises de positions vous ont d’ailleurs valu de nombreuses intimidations, interpellations et séjours en prison. D’où vous vient cette conscience politique ?

J’ai eu la chance d’avoir un oncle, Ludovic Alihonou, qui était membre d’une des organisations de gauche, [Rassemblement des travailleurs africains – Sénégal], organisée dans le cadre d’un journal qui s’appelait Ferñent (« L’Étincelle » en Wolof), en référence à l’Iskra, [organe du Parti ouvrier social-démocrate] de Russie. Ce sont donc ces militants de gauche – Birane Gaye, Assane Samb, Fodé Roland Diagne – qui ont pris en charge ma formation à partir de l’âge de 11-12 ans. Par la suite, s’y sont ajoutés des militants comme Alla Kane, Moctar Fofana Niang, Madièye Mbodj, Jo Diop, Malick Sy, Ousseynou Ndiaye, etc. Donc, depuis mes 11 ans, je ne suis jamais sorti des organisations de gauche, ni des échanges d’information dont j’ai bénéficié de militantes et militants de gauche. Nous sommes les héritières et les héritiers de nos glorieux prédécesseurs : de Lamine Ibrahima Arfang Senghor, Seydou Cissokho, Birane Gaye, les doyens Alla Kane, Dialo Diop à Cheikh Anta Diop. On peut remontrer plus loin dans l’Histoire, avec Aline Sitoé Diatta, [Biram] Yacine Boubou, et même nos religieux résistants Mame [Cheikh Amadou] Bamba, Maba Diakhou Bâ. Étudier et lire des gens comme Omar Blondin Diop ne fera que nous donner les outils à travers lesquels nous pourrons mieux analyser l’Histoire, mais aussi et surtout le présent, et mieux nous guider pour sortir de la pauvreté et du sous-développement.
Quand vous êtes biberonné par la gauche, votre compréhension de la vie c’est que « du malheur de la majorité est fait le bonheur d’une écrasante minorité ». Pour comprendre pourquoi il y a tant de sans-domiciles fixe et de pauvreté en France – cette France qui prétend nous aider alors qu’elle laisse des Français mourir de froid –, c’est parce qu’il y a un système qui s’appelle capitalisme, lequel système ne peut fonctionner que par l’oppression de la majorité dans les centres capitalistes et l’oppression de la majorité dans les périphéries du système capitaliste, pour parler comme Samir Amin. Voilà la vision de la vie que j’ai héritée de tous ces dignes prédécesseurs ; vision politique également que ce sont les peuples qui font l’Histoire, et qu’il faut inculquer à ce peuple-là que personne d’autre ne viendra le sauver, qu’il faut se battre et être aux côtés des différentes factions du peuple en lutte.

C’est pourquoi depuis des décennies, nous sommes aux côtés des animateurs polyvalents des cases des tout-petits [enseignants de la maternelle du public], des sans salaires. Mon premier emprisonnement était dans le cadre de cette lutte : cinq jours d’emprisonnement en 2012-2013 à Tambacounda [au Sud-Est du Sénégal], avec neuf enseignants des cases des tout-petits. Nous avions barré la route nationale de Tambacounda, après des mois de lutte restée vaine. Mais de 2012 à maintenant, il y a près d’un millier d’animateurs polyvalents des cases des tout-petits qui ont été formés et perçoivent des salaires grâce à ces luttes. Donc oui, seule la lutte libère. Nous avons aussi été aux côtés d’autres acteurs en lutte, des contractuels de la Senelec (Société nationale d’électricité du Sénégal), des travailleurs licenciés arbitrairement qui ont pu être recrutés à nouveau. Nous avons été aux côtés des travailleurs comme ceux du Centre d’appel PCCI [multinationale spécialiste des relations clients], restés quatorze mois sans salaire alors que les entreprises comme Orange, Tigo et Expresso continuent de payer PCCI, qui ne payait pas ses travailleurs. Et cette bataille a été gagnée. Nous avons été bastonnés, gardés à vue à plusieurs reprises dans le cadre de ce combat ; nous avons humé des grenades lacrymogènes.
Quand les grandes enseignes s’installaient au Sénégal, que ce soit Auchan ou Carrefour, il n’y avait aucun texte qui organisait les grandes surfaces. Il a fallu que nous nous battions, que nous disions « Auchan dégage », avec bien sûr un contenu : nous avons demandé à l’État de suspendre leur implantation et de faire une étude d’impact de ce qu’en seraient les conséquences. Le contenu de « Auchan dégage », c’était aussi de faire les assises du commerce intérieur, pour voir ce qui n’a pas marché et pourquoi les marchés sénégalais sont comme ça : quelle est la part de responsabilité du citoyen, des communes, des commerçants, de l’État, comment avoir des marchés sénégalais qui répondent aux besoins des Sénégalais. Parce que ce n’est ni Lidl, ni Walmart, ni Leclerc, ni Auchan, ni Carrefour qui vont venir transformer le Sénégal : ils vont venir, écumer les bénéfices et ramener à l’étranger. Bien entendu, une bonne partie de nos peuples vont suivre ces bénéfices qui sortent de l’Afrique exsangue, et c’est ça la tragédie de l’immigration piroguière… La suite ici: Mediapart/florian-bobin

© Seyllou Seyllou (AFP)
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Florian Bobin est un chercheur en histoire. Il travaille sur les luttes politiques post-indépendance au Sénégal, notamment sur la trajectoire militante d’Omar Blondin Diop (1946-1973).

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