Un soutien militaire chinois à la Russie pourrait renverser l’équilibre stratégique des forces nucléaires

Dans la stratégie de sécurité nationale de la nouvelle administration Biden[1], annoncée le 12 octobre 2022, la Chine est déclarée être le seul véritable État concurrent des États-Unis. La stratégie stipule que « La Chine et la Russie sont de plus en plus étroitement alignées, mais les défis qu’elles présentent sont, à bien des égards, bien distincts. Notre priorité sera de maintenir un avantage concurrentiel durable face à [la Chine] tout en maîtrisant une Russie toujours particulièrement dangereuse. » Le document ajoute que la Russie n’est plus considérée comme un concurrent des États-Unis, bien qu’elle « constitue une menace immédiate et permanente pour la sécurité régionale en Europe et et qu’elle soit une source de désordre et d’instabilité au niveau mondial, mais dans aucun domaine elle n’a les capacités de la [Chine] ». Source: Les-Crises, Bulletin of the Atomic Scientists, Vladimir Marakhonov

Mais la Chine doit relever de nombreux défis pour développer rapidement ses forces nucléaires – et pourrait avoir demandé l’aide d’un nouvel allié : la Russie. Alors que l’industrie russe des armes nucléaires montre de plus en plus de signes de sous-performance qui pourraient affecter ses capacités de frappe dans un conflit nucléaire, elle dispose de plusieurs moyens par lesquels elle peut soutenir le développement du programme chinois, y compris via le transfert éventuel d’une partie de son plutonium de qualité militaire. Cette alliance stratégique de facto entre la Russie et la Chine – autrefois considérée comme improbable – pourrait avoir des répercussions considérables sur l’équilibre des forces entre les plus grandes puissances nucléaires du monde.

Si les États-Unis considèrent la Chine comme leur seul adversaire à long terme, l’équilibre actuel des forces nucléaires montre une image différente : Selon la Federation of American Scientists, en 2023, la Russie possédera un stock de 4 489 ogives nucléaires, dont 1 674 ogives déployées et 2 815 en réserve[2], tandis que les États-Unis en posséderont 3 708, dont 1 770 déployées[3], et la Chine quant à elle en a 404 ogives mais elle en a davantage en production[4].

La Chine n’étant pas signataire du Traité New START – un traité limitant les forces nucléaires stratégiques des États-Unis et de la Russie dont l’application a été suspendue par cette dernière en février 2023 –, elle n’est pas soumise à des inspections mutuelles et a donc plus de possibilités de dissimuler des informations concernant ses forces nucléaires. C’est pourquoi de nombreux experts mettent en doute les données officielles de la Chine et pensent que le nombre réel d’ogives nucléaires chinoises pourrait être plus élevé que ce qui est publiquement reconnu. Toutefois, même si c’est le cas, il est peu probable que la capacité estimée des réacteurs et des industries chinoises permette de produire la quantité suffisante de plutonium de qualité militaire qu’il faudrait pour dépasser de manière significative le nombre officiel d’ogives.

En outre, dans les projections antérieures du ministère américain de la défense, la véritable menace nucléaire que représente la Chine[4] a été systématiquement et considérablement surestimée et déformée. Selon le rapport du Pentagone le plus récent, son arsenal nucléaire ne devrait pas dépasser 1 000 ogives en 2030 et 1 500 ogives en 2035[5] – des chiffres bien inférieurs aux arsenaux des États-Unis et de la Russie.

Étant donné que les forces nucléaires de la Chine sont actuellement beaucoup plus faibles que celles de la Russie, il semble quelque peu étrange – voire humiliant – que la Russie soit exclue de la liste des futurs rivaux militaires de l’Amérique. Même si, à tous les niveaux, la Russie est peut-être dépourvue des capacités de la Chine, sur le plan militaire, sa puissance nucléaire est incomparablement plus impressionnante que celle de la Chine, et le restera dans un avenir raisonnable.

Il ne fait aucun doute que les experts américains qui ont conseillé à l’administration Biden de modifier sa stratégie avaient de sérieuses raisons de le faire. Le problème est que la population ne saura peut-être jamais quelles sont ces raisons. Toutefois, certaines hypothèses peuvent être formulées.

Les forces nucléaires russes sont-elles fiables ?

Lors de l’invasion de l’Ukraine en 2022, les forces armées conventionnelles de la Russie n’ont pas du tout répondu aux attentes, et de loin. Les armes conventionnelles russes à guidage de précision ont eu beaucoup de mal à atteindre leurs cibles, frappant souvent des bâtiments civils au lieu d’installations militaires. On peut raisonnablement se demander si une sous-performance similaire pourrait affecter les forces nucléaires russes en cas de conflit nucléaire. Certains signes montrent que c’est tout à fait du domaine du possible.

Le missile russe le plus puissant, le SS-18 M6 « Satan » (RS-20V), peut transporter jusqu’à 10 ogives[6] Conçus par le bureau ukrainien Yuzhnoe et produits également par l’entreprise ukrainienne Yuzhmash dans la ville soviétique de Dnepropetrovsk (aujourd’hui Dnipro en Ukraine), les missiles ont été déployés pour la première fois en 1988. Ils ont commencé à être officiellement retirés du circuit en 2021, après plus de 30 ans de service et d’utilisation au combat[2], alors que leur période de garantie de 10 ans a été prolongée au moins trois fois. Tant les missiles que le matériel connexe étaient largement fonction d’un entretien et d’une maintenance effectués par le fabricant pour garantir leur sécurité. Après l’annexion de la Crimée en 2014, ceux-ci ont été jugés trop difficiles à assurer pour un matériel aussi complexe, et on a commencé à mettre fin à l’utilisation des missiles Satan. À l’époque, plus de la moitié des têtes des ICBM russes étaient installées sur ces derniers.

Un nouveau projet de missile lourd similaire, le SS-X-29 Sarmat (RS-28), a été lancé pour remplacer les anciens missiles Satan. Certains médias ont appelé ce nouveau missile le « fils de Satan ». Le nouveau missile Sarmat sera produit en Russie et assemblé exclusivement avec des composants russes. Le premier (et toujours seul) essai en vol du nouveau missile a eu lieu en avril 2022. Le président Poutine a annoncé que le Sarmat serait mis en service à la fin de l’année 2022. Mais en décembre 2022, il a été contraint d’admettre que le projet était reporté indéfiniment[7]. Puis, le 22 mars 2023, CNN a rapporté que selon deux responsables américains non identifiés, l’essai du Sarmat avait probablement échoué[8].

Dysfonctionnement de l’industrie militaire russe.

Cet échec – tout comme des problèmes antérieurs, notamment les essais ratés du missile balistique lancé par sous-marin Bulava (RSM-56), qui ont fait l’objet d’une large couverture – pourraient être dus à des défaillances de l’industrie militaire russe dont on sait qu’elles existent depuis les années 1990. Parmi ces problèmes, il y a une réelle crise des ressources humaines causée par un manque de jeunes recrues, mais aussi une corruption largement répandue dans l’économie russe, l’incompétence technique et le manque de professionnalisme d’une nouvelle génération de cadres supérieurs dans les industries militaires.

Pour ne rien arranger, depuis 2014, les cas suspects de « haute trahison » à l’encontre de scientifiques employés dans l’industrie militaire russe se sont multipliés de façon spectaculaire. À ce jour, plus de 50 affaires ont été rendues publiques[9] ; selon le code pénal russe, les scientifiques accusés de haute trahison risquent une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 20 ans. La plupart des scientifiques arrêtés étaient des gens âgés, sommités dans leur domaine et avaient dans le passé noué de nombreuses relations scientifiques à l’étranger – des relations qui les rendent particulièrement vulnérables aux accusations injustifiées et à l’emprisonnement. Plusieurs des scientifiques inculpés sont morts en prison.

Le FSB, principale agence de sécurité russe et successeur de l’ancien KGB, ne divulgue généralement pas les détails des accusations de trahison, mais lorsqu’elles sont rendues publiques, les affaires se révèlent souvent être tirées par les cheveux. Dans un cas particulier, des scientifiques ont été accusés d’avoir divulgué des informations classifiées concernant les missiles balistiques russes lancés par des sous-marins alors qu’ils donnaient des cours à l’université des sciences et technologies de Harbin, dans le nord-est de la Chine, alors même que le contenu de ces cours avait été passé au crible et approuvé par le FSB au préalable. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces affaires ont eu des répercussions négatives sur l’environnement de travail dans les secteurs de la science et de l’industrie de la défense en Russie.

Une alliance stratégique sino-russe.

La Russie est confrontée à des problèmes de production en ce qui concerne les porteurs d’ogives nucléaires, tout comme à des problèmes de production, de recherche et de développement en général dans le domaine militaire. Ces problèmes sont liés, en partie, à l’embargo sur l’importation de produits électroniques modernes et d’autres produits de haute technologie en raison de la guerre entre la Russie et l’Ukraine[10].

La Chine dispose d’une industrie militaire développée, ce qui lui a permis de réaliser des progrès significatifs dans la production de véhicules de lancement au cours des dernières années. Cependant, elle ne peut pas augmenter rapidement le nombre de ses têtes thermonucléaires en raison de l’absence de sources domestique de plutonium de qualité militaire[11].

Si l’on tient compte des nouveaux réacteurs en construction, on estime que la Chine pourrait disposer d’environ 1 270 ogives d’ici 2030[11]—soit plus que l’estimation du Pentagone qui est de 1000[5], mais c’est toujours insuffisant pour arriver au même niveau que les États-Unis ou la Russie.

Compte tenu de ses ressources limitées en plutonium, la Chine pourrait avoir du mal à devenir un adversaire nucléaire à part entière des États-Unis dans un avenir proche sans chercher – ni obtenir – une aide extérieure. Déjà au cours de son passé, la Chine a agi comme si la Russie était son alliée contre les États-Unis. Par exemple, en 2017, la Chine a déployé certains de ses missiles balistiques intercontinentaux DF-41 dans la province de Heilongjiang, dans le nord de la Chine, près de sa frontière avec la Russie[12]. Depuis cette position, les missiles DF-41 pourraient atteindre la majeure partie du territoire des États-Unis en passant par le pôle Nord, hors de portée du système antimissile américain Aegis situé dans la région du Pacifique[13].

Les incertitudes qui pèsent sur l’avenir politique de l’actuel régime russe – alimentées par sa guerre prolongée contre l’Ukraine et son isolement économique et politique croissant – n’encourage probablement pas la Chine à considérer la Russie comme un allié à part entière qui soit également fiable à long terme. Mais les circonstances actuelles pourraient inciter la Chine à essayer de tirer parti de la faiblesse de la Russie pour résoudre ses propres défis nucléaires. La Suite ICI

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