UN PORTRAIT DE LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE – par Chris Hedges (Part I)

Chris Hedges . Biden et Trump ne sont qu’un symptôme de l’effondrement de notre empire. Alors que notre empire est en train d’imploser, et avec lui la cohésion sociale, nous devons faire face à ce qui se passe – non seulement autour de nous – mais en nous.

La déchéance physique et morale des États-Unis tout comme le malaise qu’elle a engendré ont des résultats prévisibles. Nous avons vu les diverses formes que pouvaient prendre les conséquences de l’effondrement social et politique lors du crépuscule des empires grecs et romains, de l’empire ottoman et de celui des Habsbourg, de la Russie tsariste, de l’Allemagne de Weimar et de l’ex-Yougoslavie.

Des voix du passé, Aristote, Cicéron, Fyodor Dostoïevski, Joseph Roth et Milovan Djilas, nous ont mis en garde. Mais aveuglés par nos illusions et notre hubris, nous refusons d’écouter comme si, d’une certaine manière, nous étions exonérés de l’expérience et de la nature humaines.

Les États-Unis sont devenus l’ombre d’eux-mêmes. Ils dilapident leurs ressources dans un vain aventurisme militaire, symptôme qu’on retrouve dans tous les empires en déclin qui tentent de restaurer par la force une hégémonie perdue.

Vietnam. Afghanistan. Irak. Syrie. Libye. Des dizaines de millions de vies brisées. Des États en faillite. Des fanatiques enragés. Il y a 1,8 milliard de musulmans dans le monde, soit 24 % de la population mondiale, et de tous, nous avons pratiquement fait des ennemis.

Nous accumulons des déficits massifs et négligeons nos infrastructures de base, y compris les réseaux électriques, les routes, les ponts et les transports publics, pour dépenser plus encore pour notre armée que ne le font toutes les autres grandes puissances mondiales réunies. Nous sommes le plus grand producteur et exportateur d’armes et de munitions au monde.

Les vertus que nous prétendons avoir le droit d’imposer aux autres par la force – droits humains, démocratie, marché libéralisé, état de droit et libertés individuelles – sont bafouées chez nous, où des niveaux intolérables d’inégalité sociale et des programmes d’austérité ont appauvri la plupart des citoyens, détruit les institutions démocratiques, y compris le Congrès, les tribunaux et la presse, et créé des forces militarisées d’occupation interne qui exercent une surveillance généralisée du public, gèrent le plus grand système carcéral au monde et abattent impunément des citoyens désarmés dans les rues.

Le burlesque américain

Le spectacle baroque américain, sombrement empreint d’humour par les absurdités du président Donald Trump, les fausses urnes, les théoriciens du complot qui croient que l’État profond et Hollywood dirigent un vaste réseau de trafic sexuel d’enfants, les fascistes chrétiens qui placent leur foi en un Jésus magique et enseignent le créationnisme comme science dans nos écoles, les files d’attente de dix heures pour voter dans des États comme la Géorgie, les miliciens qui projettent d’enlever les gouverneurs du Michigan et de la Virginie et de déclencher une guerre civile, est lui aussi tout autant de mauvais augure, d’autant que nous ignorons le niveau de l’accélération de l’écocide.

Marine One, transportant le président Donald Trump, décolle de la pelouse sud 14 otobre 2020 (White House, Tia Dufour)

Tout notre activisme, nos manifestations, notre lobbying, nos pétitions, nos appels aux Nations unies, le travail des ONG et notre confiance placée de façon malencontreuse dans des politiciens libéraux tels que Barack Obama, ont été accompagnés d’une augmentation de 60 % des émissions mondiales de carbone depuis 1990.

Les estimations prévoient une nouvelle augmentation de 40 % des émissions mondiales au cours de la prochaine décennie. Nous sommes à moins de dix ans d’un niveau de dioxyde de carbone atteignant 450 parties par million, soit l’équivalent d’une augmentation moyenne de la température de 2 degrés Celsius, une catastrophe mondiale qui rendra certaines parties de la terre inhabitables, inondera des villes côtières, réduira considérablement le rendement des cultures et entraînera des souffrances et la mort de milliards de gens. Voilà ce qui s’annonce, et nous ne pouvons rien y faire.

Je vous parle depuis Troy, état de New York, autrefois deuxième plus grand producteur de fer du pays après Pittsburgh. C’était un centre industriel pour l’habillement, un centre de production de chemises, de chemisiers, de cols et de manchettes, et on y trouvait les fonderies qui fabriquaient des cloches pour des entreprises spécialisées dans les instruments de précision. Tout cela bien sûr a disparu, laissant derrière déclin post-industriel, délabrement urbain, vies brisées et désespoir qui sont tristement familiers dans la plupart des villes des États-Unis.

C’est ce désespoir qui nous tue. Il ronge le tissu social, brise les liens sociaux et se manifeste par un ensemble de pathologies autodestructrices et agressives. Il forme le lit de ce que l’anthropologue Roger Lancaster appelle « la solidarité empoisonnée », cette intoxication communautaire forgée à partir des énergies négatives que sont la peur, le soupçon, l’envie et la soif de vengeance et la violence.

L’instinct de mort

Les nations en phase terminale de déclin succombent, et c’est ce qu’avait compris Sigmund Freud, à l’instinct de mort. N’étant plus nourries de l’illusion réconfortante d’un progrès humain inévitable, elles perdent le seul antidote au nihilisme. N’étant plus capables de construire, elles confondent destruction et création.

Elles sombrent dans une sauvagerie atavique, celle qui se cache sous le mince vernis de la société civilisée, ce que non seulement Freud mais aussi Joseph Conrad et Primo Levi savaient. Ce n’est pas la Raison qui guide nos vies. La Raison, comme le dit Schopenhauer, en écho à Hume, n’est que la servante empressée de la volonté.

Les hommes ne sont pas de gentilles créatures qui veulent être aimées, et qui peuvent tout au plus se défendre si on les attaque’, a écrit Freud.

« Tout au contraire, ce sont des créatures qui présentent intrinsèquement une forte part d’agressivité parmi leur dons instinctifs. Ainsi, leur voisin est pour eux non seulement un recours éventuel ou un objet sexuel potentiel, mais c’est aussi quelqu’un qui devient tentateur afin qu’ils puissent exercer leur agressivité à son encontre, qu’ils puissent exploiter sa capacité de travail sans compensation, qu’ils puissent en jouir sexuellement sans son consentement, pour qu’ils puissent se saisir de ses biens, l’humilier, le faire souffrir, le torturer et le tuer. Homo homini lupus. Dites moi qui, faisant appel à toute son expérience de la vie et de l’histoire, aura le courage de contester cette affirmation ?

En règle générale, cette cruelle agressivité est dans l’attente d’une provocation ou se met au service d’un autre but, quelque chose qui aurait pu être obtenu de façon plus pacifique. Dans des circonstances qui lui sont favorables, lorsque les contre-forces mentales, habituels inhibiteurs, sont inopérants, cette agressivité se manifeste en outre spontanément et révèle l’homme comme une bête sauvage, une créature pour laquelle la considération envers sa propre espèce est étrangère.

Tant Freud, que Primo Levi, ont bien compris ça. Le comportement moral est affaire de circonstances. La considération morale, comme je l’ai observé aux cours des guerres que j’ai couvertes, disparaît en grande partie dans les moments extrêmes. C’est le luxe des privilégiés. « Dix pour cent de toute population est cruelle, quoi qu’il arrive, et dix pour cent est miséricordieuse, quoi qu’il arrive, quand aux 80 % qui restent, ils peuvent osciller d’un côté à l’autre », a déclaré Susan Sontag.

Pour survivre, il fallait, a écrit Levi à propos de la vie dans les camps de la mort, « étouffer toute dignité et tuer toute conscience, descendre dans l’arène comme un animal se battant contre d’autres animaux, se laisser guider par ces forces souterraines insoupçonnées qui permettent la survie des familles et des individus en des temps cruels ». « C’était », écrit-il, « une vie hobbesienne », « une guerre perpétuelle du chacun pour soi ».

Varlam Shalamov, détenu pendant 25 ans dans les goulags de Staline, était tout aussi pessimiste :

« Toutes les émotions humaines – amour, amitié, envie, souci du prochain, compassion, désir de gloire, honnêteté – nous avaient déserté, entraînées au loin avec la chair qui avait disparu de nos corps pendant nos longs jeûnes. Le camp a été un grand test pour notre force morale, notre moralité au quotidien, et 99% d’entre nous ont échoué… Les conditions dans les camps ne permettent pas aux hommes de rester des hommes ; et ce n’est pas là la fonction attendue de ces derniers lors de leur création. »

L’effondrement social fera resurgir ces pathologies latentes. Mais le fait que les circonstances puissent nous réduire à l’état sauvage n’enlève rien à notre comportement moral. Alors que notre empire implose, et avec lui la cohésion sociale, alors que la terre nous punit de façon grandissante pour notre refus d’honorer et de protéger les systèmes qui nous donnent la vie, déclenchant une ruée vers des ressources naturelles en voie de disparition et d’énormes migrations climatiques, nous devons faire face à ces ténèbres, non seulement autour de nous, mais en nous… (À suivre)

Source : Consortium News – 20/10/2020

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

©Olivier DOULIERY / AFP

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