Senghor, derrière le mythe: président sans poésie

Vingt ans après sa mort, le 20 décembre 2001, l’heure est, en France, à l’éloge du « poète-président ». Qualifié par Le Monde de « chantre de la fierté noire », il est érigé par Le Figaro en pionnier du combat contre la « cancel culture ». Il fut pourtant un ardent défenseur du système imaginé à Paris dans les années 1950 pour perpétuer la domination coloniale et, à partir de 1960, un président autoritaire dont la police pratiquait la torture. Le second volet de cette série s’intéresse au Senghor d’après l’indépendance.
« La résistance à l’oppression est le devoir le plus sacré en démocratie. » En février 1957, lors du congrès de son parti, le Bloc populaire sénégalais (BPS), Léopold Sédar Senghor, député français de la circonscription du Sénégal, harangue les foules et lance un appel à la mobilisation. « Nous arriverons à ce but, dussions-nous aller en prison, dussions-nous mourir », disait-il déjà à ses partisans quelques mois plus tôt. Des mots inhabituels dans la bouche du poète. C’est qu’il a perdu la bataille de la loi-cadre Defferre, promulguée à l’été 1956, qui disloque l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afrique-Équatoriale française (AEF) en même temps qu’elle instaure des gouvernements semi-autonomes dans chacun des territoires qui les composent.Au député sénégalais, qui rêvait de transformer l’AOF et l’AEF en fédérations africaines, le gouvernement français a préféré l’option défendue par son rival ivoirien, Félix Houphouët-Boigny. Ministre du gouvernement français et cosignataire de la loi-cadre, ce dernier voit d’un mauvais œil le système fédéral promu par Senghor qui transforme, selon lui, la Côte d’Ivoire en « vache à lait de l’AOF ». Le Sénégalais devra se résigner à une Afrique « balkanisée ».

Capable d’analyses subtiles et de protestations lucides, Senghor dépense une énergie considérable, sous la IVe République, à défendre la modernisation du système colonial. Déterminé à maintenir son pays dans l’aire d’influence française, l’ancien député devient, sous la Ve République, l’un des piliers du néocolonialisme français en Afrique. Le poète dont on chante les louanges à Paris se transforme en despote dans son propre pays.

L’impensable séparation

Alors que l’État français vacille en Algérie en 1958, le président de Gaulle soumet au vote par référendum son projet de Ve République, qui prévoit de remplacer l’Union française par une « Communauté française ». Selon la nouvelle Constitution, qui reprend les principes de la loi-cadre, l’État français conserve le contrôle des affaires « communes » (politique étrangère, défense, monnaie, justice, enseignement supérieur, etc.) tandis que les États africains se voient confier la gestion de leurs affaires intérieures.

Peu avant le référendum, fixé au 28 septembre, Senghor, dirigeant du BPS, et Lamine Guèye, responsable de la branche sénégalaise de la SFIO, qui viennent de fusionner leurs partis au sein de l’Union progressiste sénégalaise (UPS), se retrouvent pour décider de l’attitude à adopter à l’approche du scrutin. À la grande surprise de Mamadou Dia, président du Conseil de gouvernement et bras droit de Senghor, ce dernier lui confie ses réserves, ne voulant « pas déroger à une promesse non avouée qu’il avait faite au gouvernement français […] de rester dans la Communauté ». L’indépendance du Sénégal est sans doute envisageable, précise-t-il, mais pas avant « vingt ans ». Signe du malaise que cette décision provoque au sein du BPS, Senghor et Dia s’absentent lors de la visite de De Gaulle au Sénégal le 26 août 1958 : le premier est en vacances en Normandie avec sa belle-famille, le second est en Suisse pour une cure de repos. Un mois plus tard, les résultats du référendum sont formels : le Sénégal restera dans le giron français.

Fin décembre 1958 à Bamako, Senghor orchestre l’officialisation de la Fédération du Mali, ensemble regroupant le Sénégal, le Soudan français, la Haute Volta et le Dahomey. Mais les pressions de la France et de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny découragent les deux derniers. Le projet fédéral, désormais limité au duo soudano-sénégalais, se structure alors autour de trois hommes forts : Léopold Senghor (président de l’Assemblée fédérale), Modibo Keïta (président du gouvernement), Mamadou Dia (vice-président du gouvernement).

« Le général de Gaulle est un bon père de famille »

Le vent de la décolonisation soufflant sur l’empire, de Gaulle saisit l’opportunité pour octroyer des indépendances encadrées aux colonies françaises d’Afrique, conditionnées à la signature simultanée d’« accords de coopération » dans tous les domaines clés de l’action de l’État. Le chef de l’État officialise cette évolution devant l’Assemblée de la Fédération du Mali en décembre 1959. Interrogé par la télévision française un mois plus tard, Senghor rassure les téléspectateurs : « Quand un enfant est devenu grand et a atteint sa majorité, il prend ses responsabilités et décide de fonder un foyer. Les parents s’en émeuvent d’abord, et puis ils acceptent car les liens familiaux ne sont pas rompus. Le général de Gaulle est un bon père de famille et c’est pourquoi il a accepté l’accession du Mali à l’indépendance. »

Mais les tensions ne tardent pas à éclater. Proclamée le 20 juin 1960, l’indépendance de la Fédération du Mali attise les rivalités entre les dirigeants sénégalais et soudanais. Les deux camps s’accusent mutuellement de vouloir prendre le dessus. Keïta dénonce une « tentative de sécession du gouvernement du Sénégal » et des « dirigeants Sénégalais plus français que les Français et qui voulaient franciser le Mali ».

Proclamant le 19 août 1960 le retrait de son pays de la Fédération, Senghor s’emporte sur les ondes de Radio Sénégal accusant les Soudanais de vouloir « coloniser » les Sénégalais et les réduire « en esclavage ». Et le voilà qui appelle une nouvelle fois à la résistance en invoquant les mânes des glorieux ancêtres, Ndiadiane Ndiaye et Lat Dior Diop en tête. « Pour ma part, je suis prêt à mourir […] pour que vive le Sénégal », ajoute-t-il.

La République du Sénégal fait le choix d’un parlementarisme à deux têtes : Senghor dispose du prestige de la fonction de Président de la République tandis que Dia, président du Conseil des ministres et ministre de la Défense, détient le véritable pouvoir décisionnel. Dès l’été 1960, le régime affirme son autorité en interdisant le Parti africain de l’indépendance (PAI), marxiste-léniniste et anti-impérialiste, et écartant la contradiction en dehors de l’UPS, qui se transformera en quelques années en parti unique. Mais au sommet de l’État naissent des clivages de plus en plus difficiles à canaliser.

Vers un présidentialisme autoritaire

Senghor et ses fidèles se réjouissent de la place privilégiée que lui accorde l’ancienne puissance coloniale : « L’indépendance est complétée par la coopération », estime-t-il, et « la dignité nationale ne s’oppose pas au maintien de notre amitié avec la France ». En face, Dia et ses sympathisants – qui se rapprochent du bloc soviétique, et, dans le cadre d’une planification agricole ambitieuse, souhaitent renforcer les coopérations paysannes – inquiètent les milieux d’affaires franco-sénégalais ainsi que les chefs religieux tirant bénéfice de la traite arachidière.

En décembre 1962, un groupe de députés senghoristes dépose une motion de censure à l’encontre de Dia. Le même jour, Senghor réquisitionne le chef des para-commandos et remplace le chef d’état-major des forces armées, fidèle à Dia, par un de ses proches, Jean-Alfred Diallo. Alors qu’il est prévu que, le 17 décembre, les différentes sensibilités s’affrontent à l’intérieur du parti-État, comme cela se faisait jusque-là, le Parlement annonce finalement qu’il tranchera lui-même le contentieux par un vote dans l’après-midi. Pris de court, Dia fait arrêter quatre députés meneurs, en vertu de la « primauté du parti ».

Dans la foulée, le président de l’Assemblée nationale rassemble les parlementaires à son domicile pour achever la procédure. Le lendemain, Dia est arrêté, accusé d’avoir tenté, avec ses ministres Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Alioune Tall, un « coup d’État ». La formule, reprise telle quelle, circule rapidement à travers la presse française – majoritairement acquise à la cause de Senghor – qui présente les événements comme un duel entre un homme d’État plein de sagesse et un rebelle impulsif et fougueux. « Les Sénégalais avaient pris conscience des dangers de cette entreprise de subversion […] et confirmaient leur attachement au président Senghor, explique la télévision française. En quarante-huit heures, le Sénégal a achevé sa révolution : tentative de coup d’État, épuration et réforme tendant au régime présidentiel. »

Senghor ne s’en est jamais caché : il cultive une appétence pour l’autorité hiérarchique. À l’antenne de la Radiodiffusion Télévision Française la semaine suivant l’arrestation de Mamadou Dia et des « diaïstes », il lâche : « Le régime de l’exécutif bicéphale, nous en avons fait l’expérience, est vraiment impossible. Dans l’étape actuelle de notre évolution, j’ai été amené […] à constater que le régime présidentiel est le seul viable. » La Suite ICI: afriquexxi.info

senegal-online.com

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Florian Bobin est un chercheur en histoire. Il travaille sur les luttes politiques post-indépendance au Sénégal, notamment sur la trajectoire militante d’Omar Blondin Diop (1946-1973).

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