Un homme petit et frêle, d’une altière raideur dans sa démarche, monte à la tribune. Le visage respire l’autorité et l’intelligence. Le front large est auréolé par des touffes de cheveux crépus, à peine blanchis par l’âge ; la barbe, drue, accentue la forme triangulaire du crâne. Tout en lisant un texte d’une voix monocorde, l’orateur tourne de temps à autre vers l’assistance un regard empreint d’une grande mélancolie. Une centaine de rois, de présidents de république, de chefs de gouvernement, de ministres et d’ambassadeurs l’écoutent dans un profond silence, avec une attention soutenue. A la fin de son discours, l’empereur Haïlé Sélassié quitte la tribune de la conférence des pays non alignés, applaudi chaleureusement par les représentants de quelque cinquante-sept Etats d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique.
Visiblement, le souverain éthiopien est tenu en haute estime par ses pairs, qui ressentent le besoin de le consulter toutes les fois qu’une décision importante est à prendre. A quoi attribuer l’étonnant prestige dont il dispose ? Le régime établi à Addis-Abéba, vieille monarchie héréditaire de droit divin, n’a que peu sinon aucun rapport avec les systèmes de gouvernement mis — en place dans les pays récemment émancipés.
L’orientation, en matière de politique intérieure, de l’empereur ne coïncide pas avec celle, par exemple, des autres chefs d’Etat africains, qu’ils soient « modérés » ou « révolutionnaires ». L’Ethiopie n’appartient à aucune des deux Afriques en présence ; ni « noire » ni « blanche », elle occupe une place à part tant sur le plan ethnique que religieux. Pourtant, Haïlé Sélassié, « Roi des rois, lion de Juda, défenseur de la foi chrétienne, force de la Trinité, élu de Dieu », est un homme respecté et écouté d’un bout à l’autre de l’Afrique, du Caire à Bangui, de Conakry à Rabat.
Pour les Africains, l’empereur symbolise sans doute, dans une large mesure, la continuité et le courage. Deux cent cinquante-cinquième descendant de la reine de Saba et du roi Salomon, il préside aux destinées d’un pays qui peut se prévaloir, non sans orgueil, de trois mille ans d’indépendance et de résistance aux tentatives d’hégémonie étrangère. Au lendemain de la première guerre mondiale, l’Ethiopie fut le seul pays africain représenté à la Société des Nations, alors que la quasi-totalité du continent était encore soumise à la tutelle de diverses puissances européennes.
L’appartenance du royaume à l’organisation internationale ne lui permit pas d’obtenir des concours suffisants pour repousser l’agression mussolinienne. Mais qui a oublié le visage tragique de l’empereur plaidant la cause de sa patrie à Genève ? La dignité avec laquelle il avait subi les humiliations et l’exil ? La volonté tenace qu’il manifesta pour chasser l’envahisseur ? L’opinion antifasciste en Occident s’en était émue, mais certainement pas autant que les nouvelles élites nationalistes qui germaient déjà dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le « tiers monde ». Ce « tiers monde », venu à maturité, se souvient encore de l’homme, abandonné de tous, qui tint tête à une formidable coalition de forces pour défendre le droit, depuis universellement admis, des peuples à l’autodétermination et à l’indépendance.
L’empereur Haïlé Sélassié n’a pas voulu se cantonner dans le rôle d’un pionnier de l’anticolonialisme. Le cruel isolement dans lequel s’était trouvée l’Ethiopie au moment de l’invasion italienne l’incite, dès la fin de la deuxième guerre mondiale, à rechercher amitiés et appuis à l’étranger. Bien avant que les déplacements de chefs d’Etat ne deviennent pratique courante dans les relations internationales, le « Roi des rois » a inlassablement sillonné le monde, visitant les unes après les autres les capitales occidentales des deux hémisphères, les pays communistes, l’U.R.S.S. en tête, des Etats sud-américains, arabes et africains. L’empereur appliqua, avant la lettre, une politique de non-alignement et de coexistence pacifique.
Son attitude fut particulièrement appréciée en Afrique, où il ne fit aucune distinction entre pays « révolutionnaires » et « modérés », entretenant avec les uns et les autres d’excellentes relations.
Il peut ainsi se prévaloir de l’amitié d’hommes aussi différents que M. Houphouët-Boigny et le président Nkrumah, que M. Ben Bella et Hassan II.
La confiance qu’on lui témoigne trouve son origine dans son action persistante contre l’injustice, sous toutes ses formes. Malgré les encouragements qu’on lui prodigue au moment de l’affaire de Suez, l’empereur se refuse à faire obstacle à la construction du haut barrage d’Assouan sur le Nil, dont les sources se situent en Ethiopie. Il normalise ainsi ses rapports avec le président Nasser. Lors de la crise congolaise, il se dresse spontanément contre les menées séparatistes au Katanga et met à la disposition de l’O.N.U. des unités d’élite de l’armée éthiopienne. En août dernier encore, il a opposé une fin de non-recevoir à M. Tschombé, qui lui demandait une aide militaire destinée à sévir contre les rebelles de Stanleyville. Partout, il est du côté des mouvements de libération nationale…
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