Pour changer le monde, changer nos médias – Entretien avec Noam Chomsky

Au début des années 2000, cette réflexion m’a conduit au mouvement de réforme des médias et au domaine universitaire de la communication, où j’espérais apprendre les limites et les alternatives du système médiatique américain hyper-commercialisé. Mais j’ai été découragé de trouver dans mes études universitaires un mélange d’hostilité et d’indifférence à l’égard de l’analyse critique des médias. Au fil des ans, j’ai trouvé des poches d’études radicales, notamment dans le sous-domaine de l’économie politique, qui se concentraient sur des analyses critiques et historiques des médias, mais ces travaux sont restés marginalisés. Aujourd’hui, avec la montée des nouveaux monopoles numériques, la peur du fascisme et l’effondrement du journalisme, il y a un regain d’intérêt pour les analyses structurelles de nos systèmes d’information, mais elles sont trop souvent dépourvues de critique radicale. Source : Noam Chomsky, The Nation-Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Chomsky est depuis longtemps une voix radicale constante sur ces questions. Je lui ai récemment parlé de la pertinence contemporaine de sa critique et de celle d’Herman au sujet des médias, et des raisons pour lesquelles il s’est d’abord tourné vers les médias en tant que domaine important de lutte. Je me suis demandé si son analyse avait changé, si quelque chose l’avait surpris au fil des décennies et, surtout, s’il pensait qu’un système médiatique plus démocratique était imaginable et réalisable.

À 92 ans, Chomsky émet toujours des critiques acerbes et des analyses perspicaces. Lors de notre conversation via Zoom, il s’est appuyé sur le New York Times du jour pour illustrer les différents points dont nous discutions. J’ai été particulièrement frappé par son optimisme nuancé – bien qu’il ait constaté que les mêmes pathologies structurelles affligent aujourd’hui nos systèmes de médias d’information commerciaux – il a également décelé des progrès significatifs dans la couverture de l’actualité, en particulier dans la confrontation avec les atrocités historiques que les médias grand public avaient ignorées ou déformées par le passé.

Victor Pickard (The Nation) : Le sous-titre de votre célèbre livre avec Ed Herman est The Political Economy of the Mass Media (L’économie politique des médias de masse, NdT), pourtant l’économie politique est marginalisée dans les études sur les médias. Venant de l’extérieur du domaine, qu’est-ce qui vous a amené à vous concentrer sur l’analyse critique des médias ?

Noam Chomsky : Mon intérêt principal est la culture intellectuelle générale et c’est ce sur quoi j’ai principalement écrit. Les médias d’élite en sont une manifestation. Vous lisez le New York Times et vous n’êtes pas très loin du Harvard Faculty Club. C’est à peu près le même environnement culturel.

Ainsi, vous avez ici une collection de documents facilement consultables qui reflète assez bien la culture intellectuelle générale et qui offre une fenêtre sur celle-ci. Ed Herman et moi n’étions pas tout à fait d’accord sur ce point. Il s’intéressait beaucoup plus spécifiquement aux médias, alors que je m’intéressais davantage aux médias d’élite en tant que reflet de la culture intellectuelle générale. Cela ne faisait pas de différence, nous coopérions très facilement. Mais c’est essentiellement mon entrée dans le domaine. Ainsi, par exemple, je ne m’embête pas à écrire sur Fox News.

VP : Exact, Fox News offre une fenêtre sur un discours différent. Je veux sonder cette différence – votre objectif est de scruter les discours des élites alors que celui d’Ed était plus axé sur les structures économiques de notre système médiatique ?

NC : C’est vrai, cette partie de notre livre est totalement la sienne. Et c’était aussi son intérêt professionnel. Par exemple, l’un de ses principaux livres s’intitulait Corporate Power, Corporate Control.

VP : Pourtant, les structures économiques des médias, telles que le pouvoir monopolistique et le mercantilisme, privilégient souvent les discours dominants. Voyez-vous des différences dans la façon dont les institutions médiatiques perpétuent les discours des élites aujourd’hui ? Je sais qu’on vous pose parfois cette question – mais le modèle de propagande est-il toujours pertinent à notre époque numérique ?

NC : Ed [Herman] et moi avons mis à jour le livre pour tenir compte de l’essor d’Internet, mais nous avons conclu que rien n’avait vraiment changé. Les sources d’information sont toujours les mêmes. Si vous voulez savoir ce qui se passe à Karachi, vous ne pouvez pas trouver d’informations fiables sur Facebook ou Instagram en dehors de ce qui est filtré par les médias grand public. Aussi, la première chose que je fais le matin, c’est de lire le New York Times, le Washington Post, le Financial Times, etc. C’est de là que viennent les informations.

VP : Donc, malgré l’apparence superficielle de diverses formes d’information, une grande partie de celle-ci remonte toujours aux mêmes sources principales ?

NC : C’est vrai. Vous pouvez obtenir des informations d’autres sources – Internet vous permet de lire la presse étrangère si cela vous intéresse. Mais je pense que le principal effet d’Internet est de réduire l’éventail d’informations auquel la plupart des gens ont accès en les poussant dans des bulles de médias sociaux. Le modèle de propagande est fondamentalement le même.

Maintenant, il y a eu d’autres changements de diverses sortes. L’un de ces changements, bien sûr, est le déclin des médias. Ainsi, par exemple, j’ai vécu la plus grande partie de ma vie à Boston, et le Boston Globe, quand j’y étais, était un vrai journal. Il offrait certains des meilleurs reportages du pays sur, disons, l’Amérique centrale. Aujourd’hui, ça ne vaut même pas la peine de s’abonner. Désormais, c’est essentiellement des services en ligne. Idem pour le San Francisco Chronicle et beaucoup d’autres journaux. On assiste à un rétrécissement des sources d’information traditionnelles.

D’un autre côté, si vous regardez un journal comme le New York Times, il a été affecté de manière significative par les changements dans le niveau général de conscience et de sensibilisation. L’effet civilisateur de l’activisme des années 1960 et de ses suites a affecté les journalistes, les rédacteurs, le contenu, etc. Une grande partie de ce que vous lisez aujourd’hui dans le Times aurait été inimaginable il y a quelques décennies. Prenez ce matin : il y a un article à la Une sur la destruction de Gaza.

VP : Le changement dans la couverture médiatique a été remarquable.

NC : Vous n’auriez pas eu cela il y a quelques années, n’est-ce pas ? C’est un effet que l’activisme populaire a eu en changeant la façon dont le pays comprend les choses. Bien sûr, il y a un retour de bâton, donc vous obtenez aussi le contraire. Le Projet 1619 a suscité les critiques attendues des historiens – une note de bas de page était erronée, etc. Mais c’était une véritable percée, le fait même de pouvoir examiner 400 ans d’atrocités dans un journal grand public. Si l’on remonte aux années 1960, par exemple, cela aurait été inconcevable. Maintenant, nous commençons à faire face à une partie de cette histoire.

Le journal du jour contient également un article important sur les atrocités commises par le Canada à l’encontre de la population indigène, le meurtre de centaines d’enfants, voire de milliers d’enfants, dans des pensionnats administrés par des catholiques, d’où ils ont été essentiellement enlevés et placés de force dans ces écoles de rééducation. Dans les années 1960, on ne pouvait même pas en parler. Même les historiens professionnels et les grands anthropologues nous disaient : « Eh bien, il n’y avait que quelques traînards de chasseurs-cueilleurs qui parcouraient le pays, en gros il n’y avait rien ici. » Tout a radicalement changé, et c’est vrai à chaque numéro. Je ne veux pas l’exagérer. Je continue à dire le même genre de choses critiques que je dis depuis des années, mais le cadre a changé. Le militantisme a créé des ouvertures importantes.

VP : Je partage une partie de cet optimisme, malgré tout. Et pourtant, nous souffrons aussi clairement de beaucoup de désinformation et de propagande dans nos médias d’information de plus en plus dégradés. Voyez-vous d’autres formes de censure qui pourraient expliquer la contraction de notre imagination politique ?

NC : Oh, bien sûr – il y a des efforts très intenses de censure. Prenez une autre histoire ce matin : le gouverneur de Floride fait pression pour que la législation étudie les opinions des étudiants dans les collèges de Floride pour s’assurer qu’il y a ce qu’il appelle la « diversité » – c’est-à-dire suffisamment d’idéologie de droite. Il veut s’assurer que les opinions d’extrême droite ont un rôle énorme, au lieu du rôle majeur qu’elles ont déjà. C’est un véritable contrôle de la pensée à la stalinienne.

VP : Pendant ce temps, ils continuent à concocter des méchants de gauche imaginaires et des crimes de la pensée.

NC : L’exemple le plus frappant est l’attaque contre ce qu’on appelle la « théorie critique de la race » dans les États républicains. Bien sûr, ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la théorie critique de la race, mais ce que cela signifie pour eux, c’est toute discussion sur des choses comme le Projet 1619, toute volonté de faire face à l’histoire réelle du pays et au terrible héritage qu’il a laissé. On ne peut pas faire ça parce que ça pourrait briser la domination de la suprématie blanche. Nous devons nous assurer que cela ne se produise pas par des efforts directs de censure dans les écoles et les universités.

De même, la droite déterre des allégations sur une petite école quelque part, je ne sais plus où, qui a endoctriné des élèves de troisième année pour qu’ils soutiennent les droits des transgenres, et maintenant c’est partout sur le réseau de la droite. Ces types de censure se produisent certainement et sont significatifs, mais ils sont la contrepartie des efforts plus larges visant à réduire le nombre de votes et à garantir que, d’une manière ou d’une autre, les doctrines de la suprématie chrétienne blanche pourront dominer indépendamment de leur base populaire.

VP : Au-delà de ces formes manifestes de censure, voyez-vous des moyens plus subtils de restreindre le débat ?

NC : Oui, vous le voyez chaque fois que vous ouvrez le journal. Prenons encore une fois le New York Times de ce matin : ils ont rapporté le récent vote de l’ONU, 184-2, sur l’embargo américain qui écrase Cuba, ce qui est un scandale international. Il est intéressant de voir leur formulation. Ils ont dit que c’était un moyen pour les « détracteurs des États-Unis » de se défouler.

Il se trouve que les détracteurs des États-Unis sont le monde entier, à l’exception d’Israël, qui doit suivre les États-Unis parce que c’est un État client. Donc, en gros, selon le Times, c’est le monde entier qui a juste l’occasion de démontrer sa critique irrationnelle des États-Unis. Le récit ne pourrait jamais être que les États-Unis commettent un crime majeur que le monde entier déteste et auquel il s’oppose. Ce n’est pas de la censure directe, mais cela vous indique comment vous êtes censés voir les choses – que le monde est en décalage avec les États-Unis, pour une raison quelconque.

VP : Il y a donc toujours cette frontière inavouée. Je pense que cela entre également en jeu lorsque nous parlons du rôle du capitalisme et de la façon dont nos médias fonctionnent dans un système capitaliste. Vous entendez rarement parler de ces liens dans les médias – ou même dans les discours universitaires ?

NC : C’est au-delà de toute discussion. En fait, il est intéressant d’examiner l’histoire des discussions sur le capitalisme. Même dans les années 60, contrairement à ce que l’on croit généralement, il y avait peu de tendances anticapitalistes, même au sein de la gauche radicale. Je me souviens d’un discours très dramatique du président du SDS [Students for a Democratic Society], Paul Potter, en 1965, dans lequel il affirmait que nous devions « nommer le système » lorsque nous parlions de problèmes sociaux majeurs.

Mais il ne l’a jamais fait – il n’a jamais prononcé le mot capitalisme. C’était les années 60. C’est différent aujourd’hui. Nous pouvons parler du capitalisme, mais seulement de façon marginale. Vous ne pouvez toujours pas vraiment suggérer qu’il pourrait y avoir autre chose que le capitalisme. La Suite Ici: les-crises.fr/pour-changer-le-monde

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