Où va l’économie russe avec la guerre et les sanctions ? par Jacques Sapir

Mes collègues de l’Institut de Prévision de l’Économie de l’Académie des Sciences (en russe INP-RAN) avec qui le CEMI organise depuis 1991 le séminaire Franco-Russe sur le développement de la Russie, viennent de publier simultanément un très gros document (296 pages) sur le potentiel de croissance de la Russie[1], document qui a mobilisé la quasi-totalité des chercheurs de l’INP-RAN, et une analyse des tendances du PIB russe pour le 2ème semestre 2022[2]. Ce dernier texte a été produit par l’équipe de mon collègue et ami Alexandre Shirov. Ces deux documents, différents dans la forme et dans le contenu, sont aujourd’hui très importants dans le contexte créé par la guerre en Ukraine déclenchée par la Russie le 24 février 2022. Il m’a donc semblé indispensable de les présenter aux lecteurs français.

J’ai ainsi établi une traduction du résumé du rapport scientifique sur le potentiel de croissance ainsi que du texte, bien plus court, concernant les tendances récentes de l’évolution du PIB de la Russie.

Je prie d’avance mes lecteurs de me pardonner pour une traduction sans doute imparfaite et, en tous cas, un peu rugueuse. Ces travaux ne sont pas des œuvres littéraires et leur disponibilité immédiate m’a semblé devoir primer sur tout effort de style.

I. Le potentiel de croissance de l’économie russe : analyse et prévisions.

Rapport scientifique (résumé) – INP-RAN – Juillet 2022

Les changements fondamentaux et dramatiques de la situation géopolitique et géoéconomique au printemps 2022 ont qualitativement transformé la nature de l’environnement dans lequel évolue désormais l’économie russe, ainsi que les principes mêmes de son développement. Le modèle d’intégration au marché mondial, et surtout d’intégration à l’économie européenne, qui avait été développé au cours des 30 dernières années, est désormais en crise et, apparemment, ne sera plus jamais le même. Cela ne signifie pas l’abandon du principe d’ouverture au marché mondial, mais cela change radicalement la nature des relations économiques extérieures avec les pays développés.

Dans ces conditions, il est important de comprendre les opportunités potentielles dont dispose l’économie russe. Le présent rapport de l’Institut de Prévision Économique (INP-RAN) est consacré à l’évaluation du potentiel de croissance économique qui existait en Russie dans la période précédant la crise de 2022. La compréhension de ce potentiel permettra de construire une stratégie efficace pour le restructuration structurelle et technologique de l’économie russe dans les nouvelles conditions.

La croissance économique potentielle est comprise, dans ce rapport, comme un ensemble de conditions et de facteurs qui garantissent l’augmentation maximale possible de la production et / ou de l’utilisation (consommation) en fonction des ressources disponibles dans le pays. Cette définition reflète la dualité du concept de « potentiel de croissance économique »:

  • d’une part, c’est une évaluation des opportunités de croissance disponibles
  • d’autre part, c’est une description de ses limites.

Une évaluation du potentiel de croissance à moyen et/ou long terme est nécessaire afin de déterminer, dans un premier temps, les priorités de la politique de développement socio-économique, en tenant compte des contraintes de ressources existantes et d’un éventuel ensemble de mesures dans le domaine de la politique économique ; deuxièmement, des perspectives à long terme pour le développement de l’économie nationale, à l’abri de l’influence de nombreux chocs de marché.

Le rapport contient 6 chapitres et applications.

1. Les facteurs matériels de la croissance

La première section du rapport contient une analyse de l’espace de croissance, qui, d’une part, est déterminé par la capacité des marchés extérieurs et intérieurs, et, d’autre part, par l’état du potentiel de production et l’efficacité de la production qui lui est associée.

Il existe une forte probabilité quant à la formation d’un scénario de régionalisation de l’économie mondiale, dans lequel le taux de croissance du PIB mondial dépassera le taux de croissance des exportations mondiales. Cela constitue donc ce que nous appellerons le scénario de base. Nous lui opposons un scénario de poursuite inertielle de la mondialisation, qui semble peu probable.

Tableau 1

Où va l’économie russe avec la guerre et les sanctions ? par Jacques Sapir, Information Afrique Kirinapost

Dans le même temps, tant dans le scénario du maintien de la tendance à la mondialisation qu’avec la prédominance de la régionalisation de l’économie mondiale (scénario de base), une augmentation de la demande de matières premières est attendue. Cela soutiendra le développement de l’économie russe et de son complexe de matières premières, même face à la détérioration des relations avec les pays développés.

Les produits autres que les matières premières joueront un rôle significatif dans les exportations totales au mieux au-delà de 2040. Si les prix des hydrocarbures restent relativement bas, la part des matières premières dans les exportations pourrait passer de 74 % en 2019 à 63 % en 2035, tandis que la part des hydrocarbures de 61 % à 47 %.

Une condition nécessaire au développement durable de l’économie russe est donc la croissance de l’efficacité de sa production. Un indicateur important de l’efficacité de la production sectorielle est la productivité de l’utilisation des ressources primaires soit l’inverse de la consommation matérielle des ressources primaires, montrant la part de la valeur ajoutée par la transformation. La croissance de la productivité dans l’économie est due à la fois aux changements technologiques et aux changements structurels.

Graphique 1

Où va l’économie russe avec la guerre et les sanctions ? par Jacques Sapir, Information Afrique Kirinapost

Afin d’assurer à long terme le taux de croissance de l’économie russe au niveau de 2,5%-3% par an, il sera nécessaire d’augmenter la productivité des ressources primaires d’au moins 2,5% par an. Dans le même temps, des taux de croissance de la productivité de 2,5 à 3 % par an nécessitent des efforts d’investissement importants. Seuls quelques pays, dont la Chine et l’Inde, ont pu le faire ces dernières années. Il est également important de tenir compte du fait que les industries ont différentes possibilités d’améliorer le niveau technique de la production. Les industries dotées de technologies bien établies à forte intensité de capital et d’une structure de production conservatrice, telles que le raffinage du pétrole ou la métallurgie, ne peuvent pas compter sur une augmentation rapide du niveau technique de production et, par conséquent, sur une forte contribution du progrès scientifique et technique à la croissance de la production.

Dans le même temps, l’agriculture et la construction, du fait des mutations intra-sectorielles et territoriales, ainsi que des nouvelles technologies, peuvent produire des progrès techniques très rapides. Sans aucun doute, le potentiel de progrès technologique dans l’ingénierie, les communications et les télécommunications, est grand, et on peut également s’y attendre dans un certain nombre d’industries de services.

L’analyse de l’état des installations de production n’est pas moins importante. La modernisation de l’industrie manufacturière qui s’est produite au cours des 20 dernières années se caractérise par une augmentation des capacités de production de près d’une fois et demie (de 1,4 à 2 fois dans la plupart des secteurs). La part des « anciennes capacités » (mises en service avant 2000) est insignifiante dans la plupart des secteurs, sauf pour l’industrie chimique (où elle est estimée à 44 %) et la métallurgie (62 %). L’âge moyen du capital fixe est d’environ 12 ans. En général, la situation de la modernisation des capacités peut être qualifiée de satisfaisante dans les segments des matières premières et de la production alimentaire. Cependant, dans la construction mécanique et la production de produits non alimentaires « technologiquement complexes », l’état des capacités ne peut pas être considéré comme satisfaisant. Le renouvellement des capacités y est passé en grande partie par le déploiement d’usines d’assemblage techniquement simples. De manière générale, il faut parler du potentiel de capacités concurrentielles inutilisées, dont le niveau peut être estimé à au moins 10 % de la production en 2021.

Une augmentation significative des revenus réels de la population depuis le début des années 2000 n’a pas entraîné de changement dans la structure des coûts de consommation de la population. Celle-ci reste stable. De plus, la part des dépenses alimentaires des ménages reste extrêmement élevée. Dans le même temps, la consommation alimentaire en Russie est assez proche du point de saturation. Compte tenu de la croissance du revenu des ménages, la majeure partie de l’augmentation des dépenses de consommation, selon nos estimations, sera dirigée vers l’achat de logements, l’entretien des voitures, les services de transport, les événements récréatifs et culturels, ainsi que les services de santé et d’éducation payants.

Les capacités de production et de distribution existantes dans le complexe russe de carburant et d’énergie (TEC) sont en mesure de répondre à la demande d’énergie dans n’importe quel scénario constructif pour le développement de l’économie russe. Dans le cadre de la transition vers une politique de décarbonation, les industries du complexe énergétique et énergétique russe (TEC) peuvent moderniser leurs capacités et en même temps réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cela fait du complexe énergétique et énergétique russe l’outil le plus important pour résoudre les problèmes de l’agenda climatique.

Dans le contexte d’évolution rapide des marchés mondiaux, le système réglementaire russe dans le secteur de l’énergie doit répondre rapidement aux défis émergents. Cela concerne les questions de tarification et de taxation sur le marché intérieur de l’énergie, le maintien de la compétitivité et l’augmentation de l’efficacité dans le secteur de l’énergie.

Dans le domaine du complexe agro-industriel (APK), la politique devrait alléger les contraintes existantes sur la demande intérieure et extérieure. Cela contribuera à la croissance de la production agricole nationale. Une telle politique structurelle peut être mise en œuvre par diverses mesures comme :

  • une aide sociale ciblée aux ménages à faible revenu ;
  • des subventions fédérales supplémentaires pour soutenir les programmes régionaux de développement de l’agriculture dans les sujets « périphériques » de la Fédération de Russie, qui disposent d’un potentiel de ressources important pour la croissance de la production agricole, mais se caractérisent par une faible rentabilité et un niveau technologique arriéré de l’agro -complexe industriel;
  • des subventions pour le transport interrégional et d’exportation des produits agricoles des régions éloignées des grands marchés nationaux et étrangers.

Les mesures les plus efficaces pour réguler le marché intérieur et assurer la sécurité alimentaire sont les mécanismes d’approvisionnement et d’interventions (prix et quantités) sur les produits de base, ainsi que les subventions aux producteurs agricoles et alimentaires (avec l’obligation de fournir des produits au marché intérieur à des prix réduits du montant de la subvention).

L’un des marchés intérieurs les plus importants est le marché automobile. Dans les scénarios envisagés dans le rapport, le niveau d’offre de transport routier augmentera, mais à des rythmes différents. Dans le scénario de limitation de l’usage des véhicules personnels dans les grandes agglomérations, la capacité du marché des voitures particulières d’ici 2040 pourrait atteindre 3,4 millions de véhicules. En général, le potentiel de croissance du marché des voitures particulières est important et son développement peut avoir un impact sérieux sur la formation des indicateurs macroéconomiques.

Les possibilités de substitution des importations revêtent une importance particulière face aux pressions extérieures sur l’économie russe. Selon les estimations obtenues, la réalisation du potentiel de substitution des importations et de croissance des exportations jusqu’en 2040 est en mesure d’assurer une augmentation de la production dans le complexe chimique (d’environ 1,8 fois), le complexe de l’industrie du bois (1,6-1,7 fois), génie mécanique et métallurgie (1, 4-1,5 fois).

Le marché influençant de la manière la plus importante le développement de l’économie est celui de la construction. Les estimations montrent que, compte tenu des restrictions existantes, ainsi que des possibilités d’augmenter le volume de construction de logements, le volume potentiel de mise en service de logements par habitant à l’avenir jusqu’en 2040 peut atteindre 0,75 m². m/personne dans l’année. Bien entendu, un tel volume de mise en service implique la disponibilité de capacités de construction, leur dotation en personnel qualifié, le développement du marché des matériaux de construction, l’utilisation des nouvelles technologies dans la construction, un soutien institutionnel et financier pour le renforcement des travaux de construction…La Suite ICI: les-crises.fr/ou-va-l-economie

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