Souvent solidaires des mobilisations, les responsables des lieux de spectacle, qui tentent d’organiser leur réouverture, doivent composer avec la défiance et la perspective d’une occupation au long cours.par Anne Diatkine (Libération)
Jean-Marc Grangier, qui dirige la Comédie de Clermont, scène nationale, a été assez secoué, lorsqu’à sa question («Quand est-ce que vous pensez partir ?»), les occupants lui répondirent : «On compte tenir jusqu’à la présidentielle.» Plus d’un an, donc, dans le magnifique bâtiment conçu par l’architecte star Eduardo Souto de Moura, qui n’a pas encore été inauguré. Boutade ou non, et aussi solidaire qu’il soit avec les revendications portées par ses hôtes, le directeur du théâtre a compris qu’un déménagement en deux heures avant la réouverture des lieux ne serait pas possible, et qu’il fallait qu’il envisage avec eux les conditions de leur départ et un rétroplanning. «On a pris le temps de discuter pendant deux heures. Je leur ai demandé qu’ils arrêtent dans un premier temps l’occupation nocturne et dans un deuxième l’occupation diurne de manière à ce que les publics ne se croisent pas en période de pandémie. Le blocage des théâtres est de toute manière antagoniste avec leurs revendications, qui comprend la reprise de l’activité.»
Abrogation de la réforme de l’assurance chômage
Aussi bien les occupants que les équipes et les directions voudraient éviter un scénario catastrophe qui opposerait ceux qui travaillent et ceux qui occupent. «On n’a jamais envisagé de bloquer les théâtres» renchérit Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT spectacle. Mais chacun le sait tout autant : parmi les revendications, il y a l’abrogation de la réforme de l’assurance chômage qui devrait entrer en application le 1er juillet et qui affectera tous les précaires. La solidarité et le souhait de faire tache d’huile, de ne pas restreindre le mouvement au seul périmètre artistique, sont parmi les ingrédients de ce mouvement qui essaime dans toute la France et plus de 100 théâtres depuis déjà sept semaines. Faut-il quitter les lieux au moment même où le rapport de force risque enfin d’émerger ? Jusqu’ici, les occupations dans les théâtres ont été superbement ignorées par le ministère, sans doute dans l’espoir que le mouvement s’éteigne de lui-même. La perspective d’une réouverture des salles mi-mai et l’analyse du rapport Gauron qui soumet différents scénarios possibles à l’issue de l’année blanche, suffiront-elles à changer la donne et permettre aux occupants d’organiser la tête haute leur départ ?…
Ces problèmes et bien d’autres seront débattus ces lundi et mardi, avec des délégations de la plupart des lieux, qui se rencontrent pour la première fois dans l’emblématique Théâtre national populaire, à Villeurbanne, dirigé par Jean Bellorini. Une grande première en effet, car le mouvement, à la fois uni et disparate, agrège aussi bien des intermittents, des précaires, des étudiants et élèves des cours de théâtre, des gilets jaunes, ce qui rend chaque occupation spécifique aussi bien par ses modes d’action, sa vigueur, que par le type de relation avec les directions des théâtres. Hortense Archambault, directrice de la MC93 à Bobigny (Seine-Saint-Denis) et présidente de l’Association des scènes nationales, explique : «Ça se passe plutôt bien quand les théâtres sont occupés par des personnes que les équipes de théâtre connaissent déjà. Et plus mal quand ce n’est pas le cas.» Faute d’obtenir la considération des tutelles, les relations se sont durcies au fil des semaines. Le changement de vocabulaire est éloquent. Si les étudiants et les élèves «habitaient» le Théâtre de la Colline ou le TNS à Strasbourg, ils revendiquent aujourd’hui le terme d’«occupation». A Villeurbanne encore, le metteur en scène Jean Bellorini qui s’inscrivait «en solidarité totale» avec le mouvement, a commencé par ouvrir quatre loges avec des douches puis deux dortoirs distincts femmes et hommes à ses hôtes, adhérents à la CGT spectacle, et des membres du collectif unitaire 69. «Ils revendiquent que le théâtre soit le lieu de l’agora. Je suis d’accord avec eux.»
Soutenir les artistes émergents
Mais depuis quelque temps déjà, l’humeur a changé. Bellorini, à l’instar de la tribune initiée par des responsables de scènes dont Robin Renucci, interpelle le «silence du gouvernement qui conduit à un durcissement. Lequel se manifeste par des appels très réguliers à changer la hiérarchisation des priorités. L’ouverture des salles devient presque accessoire. Ce qui me semble inacceptable, c’est lorsque les occupants remettent en cause l’institution en demandant sa “mise à mort“. Je ne peux pas les accompagner. Aujourd’hui je reste à l’écart.» Même distance prise au Théâtre de la Cité à Toulouse, où le directeur du lieu n’est plus présent lors des AG, souvent houleuses. Plongé dans cette situation tempétueuse et complexe car il est à la fois pris à partie et solidaire, Jean Bellorini, pourtant en mesure de présenter des spectacles dans ses deux salles en mai, se demande s’il ne serait pas plus sage de repousser l’ouverture à l’automne. On le sent amer : «Le TNP a assumé tous ses contrats et les cessions qui n’ont pas eu lieu, on n’a pas eu recours au chômage partiel, car on n’allait pas demander à l’Etat une double subvention. Ce serait bien qu’on ne nous laisse pas seuls face à la crise sociale.»
Certaines directions le disent : la remise en cause des institutions qui peut être très violente – certaines banderoles clament : «Ils nous ont mis dedans, foutons-les dehors» – n’a pas que des inconvénients. Elle oblige à repenser la fonction des CDN et théâtres nationaux dans leurs contrées, et notamment la recherche effrénée d’artistes de renommée internationale. Jean-Marc Grangier : «Sur le territoire, certaines équipes artistiques sont très discrètes voire invisibles. Mais même si on les voit peu, elles font un travail conséquent, notamment en médiation, qu’il faut reconnaître, et peut-être que nous, les institutions, tellement obsédées par notre cahier des charges, notre soif de visibilité et de faire découvrir les grandes signatures, on les a un peu oubliées. Il ne faudrait pas qu’on participe à creuser davantage le fossé entre les têtes d’affiche et ces toutes petites compagnies composées parfois de gens très jeunes.» Une remise en cause créatrice si elle s’accompagne d’une proposition : «Je vais créer une ligne budgétaire pour ces artistes émergents et j’en discuterai avec la personne qui sera à ma place la saison prochaine» – Jean-Marc Grangier quitte le théâtre en juin prochain. Ce qui témoigne d’une certaine endurance : en mars dernier, lorsqu’il a proposé aux intermittents occupants de leur donner les moyens d’organiser leur propre festival en plein air en juin, contrat et cachets à l’appui, après avoir persuadé la municipalité de construire un plateau dans un jardin de la ville, son initiative a été refusée, car comprise comme une tentative de récupération.
Source: Liberation.fr
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