Noam Chomsky : « Les fous sont devenus les maîtres de l’asile »

Le 20 mars, le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) des Nations unies a publié son dernier rapport. Le nouveau rapport du GIEC, rédigé par des scientifiques de haut niveau, indique que nous n’avons plus du tout de temps à perdre pour lutter contre la crise climatique. Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a déclaré : « Le niveau d’augmentation des températures au cours du dernier demi-siècle est le plus rapide depuis 2 000 ans. Les concentrations de dioxyde de carbone n’ont jamais été aussi élevées depuis au moins 2 millions d’années. La bombe à retardement qu’est le changement climatique est déclenchée. » [Ce qui suit est extrait de la récente interview de Noam Chomsky par David Barsamian sur AlternativeRadio.org]. Un article: Les Crises

David Barsamian: Lors de la COP 27, Antonio Guterres a déclaré : « Nous sommes sur l’autoroute qui mène à l’enfer climatique, et nous avons le pied sur l’accélérateur. C’est la question cruciale de notre époque. C’est le défi central de notre siècle. » Ma question est la suivante : on pourrait penser que la survie est un enjeu galvanisant, mais pourquoi n’y a-t-il pas un plus grand sentiment d’urgence à s’y attaquer de manière substantielle ? 

Noam Chomsky : Cette déclaration de Gutteres était extrêmement importante. Je pense qu’elle pourrait être encore plus énergique. Il ne s’agit pas seulement de la problématique cruciale de ce siècle, mais bien de celle de l’histoire de l’humanité. Nous sommes maintenant, comme il le dit, à un point où nous devons décider si l’expérience humaine sur Terre se poursuivra sous une forme que l’on connaît. Le rapport est clair et précis. Nous arrivons à un point où des processus irréversibles vont se déclencher. Cela ne veut pas dire que tout le monde va mourir demain, mais nous allons franchir des points de basculement où il n’y aura plus rien à faire, et à partir desquels nous entrerons dans un déclin vers la catastrophe.

Alors oui, il en va réellement de la survie de toute forme de société humaine organisée. Il y a déjà de nombreux signes d’un danger et d’une menace extrêmes ; jusqu’à présent ils apparaissent presque exclusivement dans les pays qui ont eu le rôle le plus modeste dans la genèse du désastre. On dit souvent, et à juste titre, que les pays riches ont engendré le désastre et que les pays pauvres en sont les victimes, mais c’est en fait un peu plus nuancé que cela. Ce sont les riches des pays riches qui ont créé le désastre, et ce sont tous les autres, y compris les individus pauvres des pays riches, qui sont aux prises avec les conséquences.

Mais alors, que se passe-t-il ? Prenons l’exemple des États-Unis et de leurs deux partis politiques. L’un d’entre eux est 100 % climato-sceptique. Le changement climatique n’existe pas ou, s’il existe, ce n’est pas notre affaire. La loi sur la réduction de l’inflation était principalement une loi sur le climat et Biden a réussi à la faire adopter, même si le Congrès l’a fortement édulcorée. Pas un seul Républicain n’a voté en sa faveur. Pas un seul. Aucun Républicain ne votera pour quoi que ce soit qui puisse porter atteinte aux profits des riches et des entreprises, dont de façon abjecte, ils sont les serviteurs invétérés.

Nous devons nous souvenir que cela ne va pas de soi. Revenons à 2008, lorsque le sénateur John McCain était candidat à la présidence. Il avait, dans son programme, un modeste volet sur le climat. Pas grand-chose, mais quelque chose quand même. Le Congrès, dont les Républicains, étaient d’accord pour faire quelque chose à propos de cette crise que tout le monde savait imminente. Le gigantesque conglomérat énergétique des frères Koch en a eu vent. Voilà des années qu’ils oeuvraient afin de s’assurer que les Républicains soutiendraient loyalement leur campagne de destruction de la civilisation humaine. Or là, on était confronté à une déviance. Ils ont lancé une immense campagne de corruption, d’intimidation, de désinformation, de lobbying pour ramener les Républicains un déni total, et ils ont réussi.

Depuis lors, c’est le principal parti négationniste concernant le climat. Lors de la dernière primaire républicaine avant l’arrivée de Trump au pouvoir en 2016, tous les ténors républicains en lice pour l’investiture présidentielle ont dit que soit il n’y avait pas de réchauffement climatique, soit il y en avait peut-être un, mais que ce n’était pas notre affaire. La seule petite exception, largement plébiscitée par les milieux libéraux, a été John Kasich, le gouverneur de l’Ohio. Mais en fait, il s’est révélé être le pire de tous. Ce qu’il a dit, c’est : bien sûr, le réchauffement climatique est en train de se produire. Bien sûr, les humains y contribuent. Mais nous, dans l’Ohio, nous allons exploiter notre charbon en toute liberté et sans nous en excuser. Ses propos ont été tellement bien accueillis qu’il a été invité à prendre la parole lors de la convention démocrate qui a suivi. Voilà, c’est là l’un des deux partis politiques. Pas le moindre signe d’inflexion parmi eux : courons à la destruction afin de nous assurer que notre principal électorat soit aussi riche et puissant que possible.

Qu’en est-il de l’autre parti ? Il y a eu l’initiative de Bernie Sanders, l’activisme du Sunrise Movement, et même Joe Biden a d’abord eu un programme climatique modérément décent – pas assez, mais c’était un grand pas en avant par rapport à tout ce qui s’est fait dans le passé. Cependant, son projet allait être réduit, étape par étape, par une opposition 100% républicaine et quelques Démocrates de droite, Joe Manchin et Kyrsten Sinema. Le résultat final en a été la loi sur la réduction de l’inflation, qui n’a pu être adoptée qu’en offrant des cadeaux aux entreprises du secteur de l’énergie.

Cela met en évidence la folie ultime de notre structure institutionnelle. Si vous voulez arrêter de détruire la planète et la vie humaine sur Terre, vous devez soudoyer les riches et les puissants, afin qu’éventuellement ils acceptent de vous suivre. Si nous leur offrons suffisamment de bonbons, ils arrêteront peut-être de tuer des gens. C’est ça le capitalisme sauvage. Si vous voulez obtenir quelque chose, il vous faut d’abord soudoyer ceux qui ont le pouvoir.

Et regardez où on en est. Le pétrole est devenu hors de prix et les entreprises du secteur de l’énergie disent : « Désolé les mecs, plus d’énergie durable. Vous détruire nous fait gagner bien plus d’argent, alors c’est ce que nous allons faire. Même BP, la seule entreprise qui semblait faire quelque chose, a dit en substance : « On fait plus de profit en détruisant tout, alors c’est ce qu’on va faire. »

Ce constat est devenu très clair lors de la conférence COP de Glasgow. John Kerry, le représentant américain pour le climat, était euphorique. Il a déclaré en substance que nous avions gagné. Les entreprises sont désormais dans notre camp. Comment pourrions-nous perdre ? Une petite note de bas de page a été relevée par l’économiste politique Adam Tooze. Il a reconnu que, oui, ils avaient dit cela, mais à deux conditions. Premièrement, oui, tant que c’est rentable, nous allons nous rallier à vous. Deuxièmement, il doit y avoir une garantie internationale que, si nous subissons des pertes, c’est le contribuable qui les couvre. C’est ce qu’on appelle la libre entreprise. Avec une pareille structure en place, on ne peut que difficilement s’en sortir.

Alors, que fait l’administration Biden ? Prenons le projet Willow. Pour l’instant, il autorise ConocoPhillips à lancer un projet majeur en Alaska, un projet qui permettra d’exploiter davantage de combustibles fossiles pendant des décennies. L’entreprise utilise des méthodes connues pour durcir le pergélisol de l’Alaska. L’un des grands dangers est que le pergélisol, qui recouvre d’énormes quantités de combustibles fossiles cachés, est en train de fondre, envoyant des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, ce qui aura des effets dévastateurs. On durcit donc le pergélisol [ConocoPhillips envisage de refroidir artificiellement la zone de forage afin d’éviter que le dégel du pergélisol, causé par le changement climatique, ne déstabilise ses infrastructures pétrolières, NdT]. Un grand pas en avant ! Pourquoi faire ça ? Pour mieux exploiter le pétrole. Voilà le capitalisme sauvage qui est là, devant nos yeux, dans toute sa splendeur. Ne pas le voir demande du génie, mais c’est pourtant ce qui se passe.

Penchons-nous sur la façon dont réagit la population, Pew réalise régulièrement des sondages. Il a récemment demandé aux gens de classer par ordre de priorité une vingtaine de questions urgentes, et pourtant, la guerre nucléaire, qui est une menace aussi importante que le changement climatique, ne figurait même pas sur la liste. Le changement climatique est arrivé tout en bas de l’échelle. Le déficit budgétaire, qui n’est pas du tout un problème, a été classé comme plus important. Treize pour cent des Républicains – c’est presque du niveau d’une erreur statistique – pensent que le changement climatique est un problème urgent. Les Démocrates sont plus nombreux à le penser, mais c’est loin d’être suffisant.

La question est la suivante : des personnes qui se soucient de respecter des valeurs humaines essentielles, comme la survie, peuvent-elles s’organiser et agir de manière suffisamment efficace pour vaincre non seulement les gouvernements, mais aussi des institutions capitalistes destinées et conçues pour amener un suicide de la planète ?

Barsamian : C’est une question qui revient à chaque fois et on l’a entendue un million de fois : Les propriétaires de l’économie, les capitaines d’industrie, les PDG, ces gens là ont des enfants, des petits-enfants, comment peuvent-ils ne pas penser à leur avenir et les protéger plutôt que de les mettre en danger ?

Chomsky : Supposons que vous soyez le PDG de JPMorgan. Vous avez remplacé Jamie Dimon. Vous savez parfaitement qu’en finançant les combustibles fossiles, vous détruisez la vie de vos petits-enfants. Je ne peux pas lire dans ses pensées, mais je suppose que voilà ce qu’il pense : « Si je ne fais pas ça, quelqu’un d’autre sera nommé qui – et c’est la nature de ces institutions – cherchera à faire des profits et à obtenir des parts de marché. Si je suis mis à la porte, quelqu’un d’autre, qui n’est pas aussi sympathique et gentil que moi, prendra ma place. Moi, au moins, je sais que nous sommes en train de tout détruire et j’essaie quelque peu de limiter les dégâts. Cet autre n’en aura rien à faire. C’est la raison pour laquelle, en tant que bienfaiteur de la race humaine, je continuerai à financer le secteur des combustibles fossiles.

Il s’agit là d’une vision convaincante pour presque toutes les personnes concernées. Pendant 40 ans, les scientifiques d’ExxonMobil ont été largement à l’avant-garde dans la découverte des menaces et des dangers extrêmes liés au réchauffement de la planète. Pendant des décennies, ils ont informé leur direction que nous étions en train de détruire le monde et cette information est restée au fond d’un tiroir quelque part.

En 1988, James Hansen, le célèbre géophysicien, a témoigné devant le Sénat et a déclaré en substance que nous courions à la catastrophe. Il a bien fallu que la direction d’ExxonMobil et celles des autres entreprises en tiennent compte. On ne pouvait plus se contenter de garder le problème au fond d’un tiroir. Ils ont donc fait appel à leurs experts en relations publiques et leur ont demandé : « Comment devons-nous gérer cela ? » Et ceux-ci ont répondu : « Si vous démentez, vous serez immédiatement démasqués. Alors ne démentez pas. Laissez planer le doute. Dites que c’est peut-être vrai, ou peut-être pas. Que nous n’avons pas encore examiné toutes les possibilités. Que nous ne savons pas ce que sont les taches solaires, ni comment fonctionne la couverture nuageuse, alors contentons-nous de devenir une société plus riche et plus industrialisée. Petite note de bas de page, nous ferons beaucoup plus de profits et plus tard, si tout cela devait s’avérer exact, alors nous serons en meilleure position pour y faire face. »

Telle était la stratégie de communication. Des relations publiques très efficaces. Ensuite, les frères Koch et leurs semblables sont parvenus à acheter le parti républicain, ou ce qui était alors un parti politique, et en ont fait de purs climato-sceptiques, affirmant que tout cela était peut-être un canular des libéraux, et plus encore.

Les Démocrates y ont contribué par d’autres moyens. Les récentes élections dans les régions situées le long de la frontière du Texas ont été intéressantes : les Mexico-Américains, qui avaient toujours voté démocrate, ont voté pour Trump. Pourquoi ? Eh bien, c’est facile à imaginer : j’ai un emploi dans l’industrie pétrolière. Les Démocrates veulent m’enlever mon travail, détruire ma famille, tout cela parce que ces élites libérales prétendent qu’il y a un réchauffement climatique. Pourquoi devrais-je les croire ? Votons pour Trump. Au moins, j’aurai un travail et je pourrai nourrir ma famille.

Ce que les Démocrates n’ont pas fait, c’est aller sur place, organiser les gens, faire de la pédagogie et dire : « La crise environnementale va vous détruire, vous et vos familles. Vous pouvez trouver de meilleurs emplois dans les énergies durables et vos enfants ne s’en porteront que mieux. » En fait, là où ils l’ont fait, ils ont gagné. L’un des cas les plus frappants a été celui de la Virginie-Occidentale, un État producteur de charbon, cet état où Joe Manchin, le sénateur de l’industrie du charbon, a mis tant de bâtons dans les roues. Mon ami et collègue Bob Pollin et son groupe à l’université du Massachusetts, PERI, l’Institut de recherche en économie politique, se sont rendus sur le terrain et actuellement les travailleurs des mines réclament désormais une transition vers les énergies renouvelables. L’United Mine Workers a même adopté des résolutions appelant à celle-ci.

Barsamian : Qu’en est-il de ce qui se passe dans le secteur bancaire, compte tenu de l’effondrement de la Silicon Valley Bank, puis de la Signature Bank et des problèmes de la First Republic Bank ?

Chomsky : Tout d’abord, je ne prétends pas avoir d’expertise particulière en la matière, mais ceux qui en ont, des économistes sérieux et honnêtes, comme Paul Krugman, disent très simplement : nous ne savons pas. Cela remonte à près de 45 ans, quand il y avait une réelle vogue de la déréglementation. En déréglementant la finance, on passe à une économie basée sur la finance, tout en désindustrialisant le pays. C’est grâce à la finance qu’on gagne de l’argent, ce n’est pas en construisant des choses – il s’agit d’entreprises risquées qui sont très rentables mais qui conduiront à un krach, et l’on demande alors au gouvernement, c’est-à-dire au contribuable, de renflouer les caisses.

Il n’y a pas eu de crise bancaire majeure dans les années 1950 et 1960, période de forte croissance, parce que le département du Trésor a gardé le contrôle du secteur bancaire. À l’époque, une banque n’était qu’une banque. Vous aviez un peu d’argent en trop, vous le mettiez là. Quelqu’un venait et empruntait cet argent pour acheter une voiture ou envoyer son enfant à l’université. C’était ça la banque. Les choses ont commencé à changer un peu avec Jimmy Carter, mais c’est Ronald Reagan qui a déclenché l’avalanche. Des gens comme Larry Summers ont dit qu’il fallait déréglementer les produits dérivés et tout ouvrir. Les crises se sont succédé. L’administration Reagan s’est terminée par l’énorme crise de l’épargne et du crédit. Une fois de plus, on fait appel au gentil contribuable. Les riches gagnent beaucoup d’argent et les autres paient les frais.

C’est ce que Bob Pollin et Gerry Epstein ont appelé « l’économie de renflouement ». La libre entreprise, cela veut dire que vous gagnez de l’argent aussi longtemps que vous le pourrez, jusqu’à ce qu’une crise survienne et que le public vous renfloue. La plus importante de celles-ci a eu lieu en 2008. Que s’est-il passé ? Grâce à la déréglementation de produits financiers complexes, tels que les produits dérivés, et à d’autres initiatives de Bill Clinton, le secteur de l’immobilier s’est effondré, puis celui de la finance. Le Congrès a certes adopté une loi, le plan Paulson ou TARP, qui comportait deux volets. Premièrement, il s’agissait de renflouer les escrocs qui avaient provoqué la crise en accordant des prêts hypothécaires à risque, des prêts dont ils savaient qu’ils ne seraient jamais remboursés. Le deuxième volet consistait à faire quelque chose pour les gens qui avaient perdu leur maison, qui avaient été jetés à la rue à cause des saisies immobilières. Selon vous, quel est le volet que l’administration Obama s’est empressée de mettre en œuvre ? Cela a été un tel scandale que l’inspecteur général du département du Trésor, Neil Barofsky, a écrit un livre pour dénoncer ce qui s’était passé. Cela n’a pas eu d’effet. En réponse, de nombreux travailleurs qui avaient voté pour Obama en croyant à son discours d’espoir et de changement sont devenus des électeurs de Trump, se sentant trahis par le parti qui prétendait les défendre. La Suite ICI

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