NKRUMAH ET LA LUTTE DE CLASSE : « AFRICAN PERSONALITY », CONSCIENCISME ET PANAFRICANISME DANS LE CAPITALISME (PART IV)

1960 est l’année du passage du Ghana au statut de république, Kwame Nkrumah en devenant le président. Soixante ans plus tard, il demeure en Afrique une référence majeure. Cependant, il y a cinq décennies déjà, le philosophe Paulin Hountondji avait lancé un appel : « L’échec de Nkrumah mérite d’être médité ». C’est à une compréhension de cet échec que veut, modestement, contribuer ce texte…(Part IV) & fin Source: cadtm.org

W. A. Lewis : De l’idéologie à la réalité

En effet, malgré la supposée inapplicabilité, Lewis constatait néanmoins l’effectivité dans les sociétés ouest-africaines post-coloniales de certaines catégories couramment considérées comme marxistes. Ainsi, indique t-il que « la possession du sol ne pose pas de problème politique. Le capitalisme non plus. Il n’y a dans cette partie du monde qu’une poignée de capitalistes, dont les plus gros sont des sociétés étrangères. Le pourcentage des salariés est insignifiant et, dans presque tous les États, le gouvernement est le plus gros employeur de main d’œuvre » (p. 19), « la bourgeoisie est véritablement importante au Ghana et encore plus au Nigeria. Là où elle existe, elle tend à s’allier avec les chefs et à s’attirer l’hostilité des éléments plus radicaux. » Existence de la propriété privée de la terre, de capitalistes (étrangers et autochtones), du salariat, d’alliances entre fractions autochtones socialement dominantes, inimitié ou conflictualité entre groupes/classes sociales, comme cela existait déjà généralement partout ailleurs, en ces années 1960. Mais, avec des particularités, exprimant, par exemple, leur structuration sociale ou leurs degrés de développement au moment des intrusions européennes et ce qui a découlé de celles-ci, selon les degrés de résistance ou/et de la soumission/collaboration. Ainsi, selon le non marxiste, voire l’anti-marxiste Lewis, « S’il n’y a pas une classe de possesseurs des moyens de production qui monopolisent le pouvoir politique, en revanche la société y est divisée à la fois verticalement et horizontalement. »

L’horizontalité renvoie à la distinction par « la tribu, la langue, l’habitat, ou tout autre différence pouvant créer une solidarité de groupe ». Quant à la verticalité, « avant l’arrivée des Britanniques et des Français, la plus ancienne division verticale était entre chefs et anciens d’une part, et membres de la tribu de l’autre ». Tout cela fut restructuré par l’autorité coloniale selon ses intérêts, en transformant, en général, – malgré d’héroïques résistances, finalement vaincues, généralement – les « chefs et anciens », y trouvant leurs intérêts, en collaborateurs (surtout sous la forme de l’“indirect rule”, dont on trouve aussi une variante dans les colonies françaises, voire dans la « colonisation portugaise “ultra-directe” » selon Michel Cahen), sans lesquels l’administration coloniale n’aurait pas été efficace, auxquels se sont joints à partir d’un moment des « politiciens » indigènes, “modernes” ou “évolués”. Il y a, par ailleurs, dans la nouvelle verticalité, « la nouvelle “bourgeoisie”, composée de commerçants, fermiers, membres de professions libérales et autres personnes instruites. Cette classe est très peu nombreuse […] Cette nouvelle bourgeoisie composée de commerçants, de riches fermiers et de gens instruits de formation secondaire ou supérieure, sans avoir d’homogénéité politique, est unie par une assez grande solidarité »

Autrement dit, il existe une conscience de classe, certes dans le contexte de l’héritage de la « situation coloniale » (Georges Balandier, 1951), avec ses hiérarchies sociales pouvant être marquées par la démographie impériale, ladite conscience de classe peut être aussi marquée par le fractionnement ethno-national. Ainsi la concurrence, interne à la classe, entre les autochtones et ceux qui, arrivés sous le colonialisme, sont demeurés après les indépendances : la concurrence avec les « Syriens, Libanais, Indiens, Européens », les « petits commerçants africains à qui des concurrents libanais ou africains des autres parties du continent mènent la vie dure ». Avec pour conséquence en certains pays, selon Frantz Fanon : « Du nationalisme nous sommes passés à l’ultra-nationalisme, au chauvinisme, au racisme » (Les damnés de la terre) Comme autre expression de la verticalité, il y a les « mécontents […] plus nombreux que les bourgeois », mais constituant aussi une « petite minorité », par rapport à « la grande masse du peuple […] constituée par les paysans qui vivent de la terre et n’accordent à la politique qu’une attention marginale ». Participent de ces « mécontents », non seulement des petits commerçants, mais aussi des jeunes diplômés de l’enseignement primaire en quête d’emploi, les instituteurs se considérant mal rémunérés, des salariés en attente d’une augmentation des salaires, des « fermiers qui réclament des prix plus élevés », des syndicalistes, etc. Des manifestations de la conscience de classe, contrairement à ce que laissait entendre l’un des premiers articles de référence concernant la question de l’existence ou non des classes sociales en Afrique post-coloniale, par l’africaniste français Jacques Binet, selon lequel était inexistante la conscience de classe en Afrique dite noire (réduite aux ex-AEF et AOF). Ce, malgré l’existence des syndicats à l’instar de celui des planteurs africains en Côte d’Ivoire coloniale (dirigé par Félix Houphouët-Boigny) qui en s’opposant au travail forcé des indigènes, comme privilège accordé aux planteurs blancs, revendiquait, en tant que fraction indigène des gros planteurs (bourgeoisie agraire/paysannerie riche), un droit égalitaire à l’exploitation de la main d’œuvre agricole indigène. Quant au syndicalisme des travailleurs, on en trouve les premières traces – hors Afrique du Sud – dès la deuxième décennie du 20e siècle, même s’il ne va être légalisé par les États coloniaux qu’à partir des années 1930 et se développer surtout à partir des années 1940. Certes, avec une « conscience trade-unioniste » généralement dépourvue de « conscience social-démocrate » ou socialiste/communiste, selon la distinction léninienne (Que faire ?, 1902). Mais non sans jouer un rôle dans l’essor du nationalisme anticolonial, avec « deux tendances assez nettes. L’une conduit à exiger une égalité de traitement avec les Européens et l’accession aux mêmes droits. L’autre consiste à exiger plus directement la reconnaissance de droits propres aux Africains, indépendamment de la situation des Blancs, ou plus exactement contre la situation qui découle de la présence dominatrice des Européens.

Les deux tendances ne sont d’ailleurs pas contradictoires, car la première peut mener à la seconde. Traduites en langage politique, elles signifient que la revendication de l’égalité de traitement conduit à la revendication d’indépendance». Par ironie de l’histoire, ces revendications ne vont plus être soutenues quelques années plus tard, en période post-coloniale par des leaders nationalistes devenus chefs d’État. Par exemple, à la fin des années 1950, au début du post-colonial ghanéen, « Nkrumah très désireux maintenant de montrer que le Ghana offrait de bonnes conditions pour l’investissement extérieur, se rangea du côté de la Chambre des Mines pour combattre les militants syndicaux […] Nkrumah s’évertuait à persuader les mineurs de ce que “leurs anciens rôles de lutteurs contre les capitalistes était passé de mode” et qu’ils devaient maintenant “inculquer à nos travailleurs l’amour du travail et de la croissance” […] « Comme Sékou Touré [ancien dirigeant syndical] au même moment, Nkrumah témoigna de peu d’intérêt pour les travailleurs en tant que tels, pour l’égalité des salaires entre races, pour leur longue lutte en faveur des conditions décentes de vie et de la reconnaissance qu’ils demandaient, comme d’autres groupes de la société, vis-à-vis de leurs droits à s’organiser pour leur propre défense. »

Il s’avère ainsi que l’idée de la non pertinence du marxisme ou qu’il soit « en grande partie inapplicable » relève chez Lewis du choix idéologique, plutôt que d’une supposée neutralité axiologique sous-entendue dans le propos, cité plus haut, sur la fausseté ou non du marxisme. Car il y a finalement une certaine reconnaissance de l’existence des classes sociales. Certes, elles sont autrement configurées que dans la représentation courante des sociétés capitalistes, réduites à celles du capitalisme dit développé. Reconnaître l’existence des classes sociales revient à reconnaître celle, consubstantielle, de la lutte entre elles. Il est évident que, pour son accumulation, la croissance de son profit, le capital dans sa diversité (d’origines nationales) indiquée par Lewis, est condamné à mener la lutte de classe, contre la classe dont l’exploitation, l’extorsion de la plus-value, produit et reproduit l’enrichissement des capitalistes, au Ghana post-colonial comme partout ailleurs, grâce aussi à la législation. En fait, le problème ici est celui que Lewis ne pose pas comme tel, de l’articulation de la lutte contre les verticalités de classe et nationale/ethnique (particularismes existant non seulement dans les colonies entre travailleurs européens et indigènes/africains, mais aussi, par exemple, aux États-Unis entre force de travail blanche d’un côté et celle latina et noire de l’autre, au Japon entre force de travail japonaise et celle des “coréens-au-Japon”, etc.) ainsi que d’autres n’ayant pas attiré son attention, à l’instar de celle entre les genres que le capitalisme colonial avait recyclée et léguée, aussi comme arrière-plan de l’exploitation de la force de travail salariée, participant à la reproduction de celle-ci. Par exemple, dit-il, parmi les « mécontents » il y a les « citoyens qui n’admettent pas l’autorité des chefs » (Lewis), c’est-à-dire qui considèrent que les intérêts des chefferies traditionnelles (“ethniques”/“nationales”) – en général, complices du pouvoir colonial, puis un composant de l’ordre néo-colonial, y compris dans les oppositions manifestant plus d’allégeance à l’égard des puissances impérialistes – ne sont pas les leurs, malgré une commune appartenance tribale/ethnique/nationale. Lesdits intérêts étaient déterminants ou prétendaient à l’être, aux dépens de ceux des autres membres (les « mécontents ») de la tribu/ethnie/nation. Penser à une articulation des différentes appartenances sociales, des formes de conscience sociale, complexes, voire ambiguës, Paris, Karthala/ORSTOM, 1987. ]], a été exclu par cet économiste “socialiste” fabien. Ce qui est généralement une acceptation implicite de la domination de classe bourgeoise.

Ainsi, cette allergie s’explique aussi par la contribution de l’ouvrage à la guerre froide, sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture (s’étant avéré, par la suite, créé et entretenu discrètement par l’états-unienne CIA, pour la défense du “monde libre”, c’est-à-dire du “camp” capitaliste, comme l’indique Lewis dans l’« Avant-propos » de l’ouvrage : « en juillet 1964, il [le Congrès pour La liberté de la culture] a réuni à King’s College, Cambridge, une douzaine de spécialistes de l’Afrique occidentale d’après l’indépendance, à qui j’ai soumis un premier jet de ces conférences et qui ont passé trois jours autour d’une table à les critiquer. La moitié environ d’entre eux ont accepté ma thèse fondamentale, les autres étant d’un avis différent, ce qui nous a permis d’avoir un échange de vues très profitable qui m’a conduit à une trentaine d’amendements, d’importance diverse ». Ce qui n’était pas le cas de Le Consciencisme qui, en dépit de la frayeur anticommuniste davantage suscitée dans certains milieux par l’accentuation des relations de l’État ghanéen avec les États dits socialistes, par exemple, relevait encore de la croyance de Nkrumah au non-alignement concernant la guerre dite froide. En effet, si la Yougoslavie co-fondatrice du mouvement des États non-alignés, à Belgrade, en 1961, était dirigée par le Parti communiste de Josip Broz dit Tito, le Ghana de Nkrumah, comme l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, l’Inde de Jawaharlal Nehru, autres co-fondatrices dudit mouvement, n’étaient pas communistes.

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