NKRUMAH ET LA LUTTE DE CLASSE : « AFRICAN PERSONALITY », CONSCIENCISME ET PANAFRICANISME DANS LE CAPITALISME (PART III)

1960 est l’année du passage du Ghana au statut de république, Kwame Nkrumah en devenant le président. Soixante ans plus tard, il demeure en Afrique une référence majeure. Cependant, il y a cinq décennies déjà, le philosophe Paulin Hountondji avait lancé un appel : « L’échec de Nkrumah mérite d’être médité ». C’est à une compréhension de cet échec que veut, modestement, contribuer ce texte…(Part III) Source: cadtm.org

 W. Arthur Lewis et l’inapplicabilité du marxisme en Afrique

De culture politique fabienne, et panafricaniste, Lewis considérait, au cours de l’année ayant suivi la publication de Le Consciencisme, que « la société ouest-africaine [espace auquel appartient le Ghana] n’entre pas dans les catégories marxiennes » « L’Afrique occidentale n’est absolument pas une société de classe dans l’acception marxienne » (idem) « il n’y a pas là-bas de classes sociales ». Il allait ainsi, apparemment, au delà du président Nkrumah qui reconnaissait néanmoins leur existence, de façon assez imprécise certes, tout en évacuant leur conflictualité (couramment considérée comme consubstantielle), prônant sa caducité après l’indépendance. Ce qui revient généralement à vouloir voiler la conflictualité, en faveur de la classe dominante. Et Lewis précisait que « Cela veut dire, non pas que la théorie marxienne soit fausse, mais que vraie ou fausse, elle ne s’applique pas à l’Afrique occidentale, et c’est un fait d’une importance énorme » (ibidem), « on essaie d’importer cette philosophie en Afrique occidentale, elle s’y révèle en grande partie inapplicable » (idem). Cette prétendue inapplicabilité du marxisme en Afrique ou son statut d’ idéologie importée” (exprimée aussi dans les rangs du CPP au pouvoir, malgré l’adhésion au « socialisme scientifique » proclamée dans son programme), relevait, comme dit précédemment, d’un sens commun politico-intellectuel pendant les années 1960, voire jusqu’à la décennie suivante. Cela à partir d’une compréhension de la « théorie marxienne » – l’usage de « marxien » dans l’ouvrage de Lewis ne relève pas de la distinction, assez courante en marxologie, avec “marxiste”, le premier censé renvoyer au texte de Marx, le second aux textes et pratiques de celles et ceux qui se réclament de lui/sa pensée (à commencer par Engels), non sans connotation péjorative – qui est évidemment problématique, plutôt simpliste, mécaniste, voire relevant comme du « ouï-dire. »

En effet, la « théorie marxienne » est évoquée par Lewis dans un sens dont le rejet par Marx lui-même pouvait être connu, à l’époque, au sein de l’intelligentsia africaine ou panafricaniste. Par exemple, l’économiste et dirigeant politique sénégalais, Mamadou Dia un socialisant non communiste, se disant même « marxiste sans l’athéisme » (car musulman), faisait déjà référence, au cours des années 1950, à la correspondance de Marx relative au sens de la dernière phrase du chapitre XXVI de la première édition du livre 1 de Le Capital (« Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement [que celui de l’Angleterre], bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou suive un ordre de succession différent.»)

Dans une des lettres – auxquelles se réfère Mamadou Dia – adressée à Nikolaï Mikhailovski (1877), Marx avait précisé, à propos de cette phrase – concernant l’Europe occidentale, même pas toute l’Europe, et surtout pas le monde entier – qu’il ne s’agissait pas d’« une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés » ou « une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique. » Il l’illustra par la suite, de façon plus précise, en réponse à une question de la populiste russe Vera Zassoulitch (1881), relative à la phrase de Marx, concernant la Russie dont le développement était assez différent de celui de l’Angleterre, des pays d’Europe occidentale : « en Russie grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale, encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale » ou « cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie. »

Autrement dit, il ne s’agissait nullement d’ajuster la réalité russe d’alors à une sorte de lit de Procuste marxiste qui consisterait en une soumission de la réalité russe aux différentes étapes par lesquelles s’était développé le capitalisme en Angleterre. Ce qui aurait plutôt relevé de la conception traditionnelle de la méthode (à laquelle n’adhéraient pas Marx et Engels) considérée comme un “outil” extérieur à l’objet ; tradition allant du philosophe grec antique Aristote au philosophe des Lumières, Emmanuel Kant, et à laquelle s’était opposé Hegel en définissant la méthode comme la structure du tout exposée dans son essentialité même (la dialectique). Le tout en question étant, selon lui, l’Esprit/Idée/la Raison en mouvement.

Une conception de la méthode reprise de façon critique par ses disciples Engels et Marx, l’ayant traduite de façon matérialiste (la dialectique dite matérialiste ou de la totalité concrète), en rejetant l’Esprit ou la Raison comme principe de l’histoire, en considérant plutôt les humains « comme les auteurs et acteurs de leur propre drame […] comme les acteurs et les auteurs de leur propre histoire » (Marx, Misère de la philosophie, 1847). Il s’agissait ainsi, selon Marx, concernant la Russie, de partir de la dynamique de la société russe, comme formation sociale précise, distincte et articulée à d’autres, déjà embarquée dans l’histoire du capitalisme mais bien différemment de l’Angleterre, de la France, de la Hollande, etc. – où n’existaient plus, au XIXe siècle, les propriétés communales, les communs, dont on reparle abondamment depuis quelques années –, et des possibilités qu’offrait son état réel : la coexistence dans ce pays de « tous les degrés du développement social […] depuis la commune primitive jusqu’à la grande industrie et à la haute finance moderne » considérée par Engels, cette fois-ci, dans une lettre (avril 1885) à la même Zassoulitch, comme ce qui allait rythmer et déterminer la nature d’une éventuelle révolution en Russie. La « théorie marxienne » consistant ici non pas à se soumettre la réalité, mais à déterminer le possible souhaité à partir de la compréhension de la réalité comme totalité dynamique et complexe. Ce qui faisait dire à Lukacs, concernant une supposée orthodoxie marxiste : « Le marxisme orthodoxe ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre “sacré. » L’orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode ». Sans, en même temps, du fait de l’historicité, de la dynamique du réel, de la totalité concrète, que soit fixée une orthodoxie dialectique du type “diamat” stalinien. Ainsi, la « distension » du marxisme, à laquelle Fanon invite dans un passage assez célèbre de Les damnés de la terre – concernant l’analyse du problème colonial (« les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial ») –, et que nombreux présentent encore comme une originalité fanonienne, avait déjà été pratiquée par Marx et Engels dans leurs réponses à Zassoulitch.

Autrement dit, considérée ainsi non pas comme « supra-historique » ou  « philosophico-historique », il ne saurait être question d’inapplicabilité de la  « théorie marxienne » dans les sociétés africaines, en général, ouest-africaines en l’occurrence, alors nouvellement sorties du joug colonial direct. Celui-ci, faut-il le rappeler, a succédé à un plus long embarquement, différencié, dans l’odyssée du capital, la genèse du capitalisme, la constitution du capitalisme historique, à partir de la traite Atlantique, aussi bien que par l’esclavage dans les îles africaines de l’océan Indien, voire l’escale du Cap de Bonne espérance sur la route des Indes orientales. Processus, de la traite à la colonisation, au cours duquel ont été produites certaines des dites « données africaines », « spécificités africaines », ont été inventées certaines « traditions africaines ».

Les sociétés coloniales d’Afrique, tout comme celles post-coloniales d’alors sont ainsi déjà marquées par le mouvement du capital, mais différemment, évidemment, des sociétés ouest-européennes, nord-américaines, asiatiques, desdites latino-américaines, avec aussi des différences entre sociétés africaines (dans leur rapports au capital), comme il en existe aussi ordinairement entre les sociétés d’un même continent, les régions d’un même pays. Identité et différences donc dans la structuration des sociétés par le capital. Comme l’exprime d’ailleurs Lewis, en s’attachant aux faits.

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