Nick Gold: «On ne pouvait qu’aimer Ali Farka Touré»

Le producteur anglais, patron du label World Circuit, a été un maillon essentiel de la diffusion des musiques africaines et cubaines en Occident. Il revient pour PAM sur cette aventure. À commencer, cette semaine, par sa rencontre avec le génial Ali Farka Touré. Source: un article de Vladimir Cagnolari pour Pan African Music.

 

Paris. Assis au bar d’un hôtel à deux pas de la gare du Nord, Nick Gold observe un mur de vinyles et s’arrête sur celui du Congolais Franco, au mieux de sa forme, arborant un large sourire devant la station de métro Pigalle. Une photo prise à l’époque où Paris était sans doute le poste avancé des musiques africaines en Occident. Mais Londres avait aussi ses passionnés, qui allaient bientôt faire des merveilles. Nick Gold en fait partie. C’est à lui qu’on doit les succès du Buena Vista Social Club, et la diffusion mondiale d’artistes tels que Cheikh Lô, Oumou Sangaré, l’Orchestra Baobab, ou encore Ali Farka Touré.

Plus de trente ans ont passé depuis les débuts du label World Circuit, qu’il a finalement revendu au groupe BMG, mais dont il assure toujours la direction artistique. Le jeune homme féru de jazz qui s’apprêtait à devenir professeur et gagnait sa vie en travaillant dans les magasins de disques ne savait pas que la musique allait à ce point changer sa vie. À commencer par celles d’Afrique : la première fois qu’il entre dans un studio, c’est pour enregistrer le Shirati Jazz du Kenya. Quelque temps plus tard, il faisait la rencontre d’un Malien qui allait entrer au panthéon de ses héros : Ali Farka Touré.

Comment est-ce que vous avez connu la musique d’Ali Farka, et où vous êtes-vous rencontrés ? 

À cette époque, en 1986 ou 87, sa musique était jouée à la radio par deux animateurs qui s’appelaient Andy Kershaw et Charlie Gillet. Donc on en avait entendu parler, et certains journaux commençaient à y consacrer des chroniques. Je crois que c’est Andy qui lors d’un voyage à Paris avait acheté des disques africains, et presque par hasard, il avait choisi un disque d’Ali dont quelques enregistrements avaient été publiés en France. Un de ces disques, connus sous le nom de Red Album, présentait sur la couverture une simple photo d’Ali entouré d’autres gens, son nom, et la liste des chansons au verso. Aucune autre information. Les gens aimaient ce disque parce qu’il était acoustique : juste la guitare, la voix, les percussions. Il y avait dedans quelque chose d’hypnotique, les gens y reconnaissaient des soupçons de blues… tout ça donnait sans doute des repères aux gens, et ceux qui à l’époque ont pu l’entendre ont immédiatement aimé. Il faut dire que cet album avait de super chansons, le répertoire était très bon et magnifiquement enregistré. Bref, c’est un grand disque ! Donc les gens ont commencé à en parler, mais tout cela restait un mystère, car sur le disque il n’y avait rien d’écrit, et on ne savait même pas d’où il venait.

Toumani Diabaté, qui à l’époque était en Angleterre pour travailler avec le Womad (festival lancé par Peter Gabriel en Angleterre, NDLR), l’a reconnu et a dit qu’il le connaissait, pas personnellement, mais qu’il était célèbre au Mali. Ma collègue Anne Haunt est donc partie à Bamako pour rencontrer Ali. Elle est allée à la radio nationale, car Ali avait travaillé là-bas pendant de nombreuses années. Les gens de la radio ont passé une annonce à l’antenne en disant : « Il y a une femme blanche à la radio qui cherche Ali Farka Touré. S’il est à Bamako, est-ce qu’il peut venir à la radio ? » Coup de chance, il y était à ce moment-là (alors qu’il habitait à Niafunké dans le nord). Il a donc rencontré Anne qui l’a fait venir en Angleterre pour une série de petits concerts et pour enregistrer. Et moi, la première fois que je l’ai rencontré, c’était dans le taxi qui nous a menés à Londres, juste après sa descente d’avion.

Qu’est-ce qui vous a séduit chez Ali Farka ? 

Si on met un instant de côté sa musique capable de vous captiver et de vous envoûter, quand vous le rencontriez c’était un personnage énorme : il était doué d’un charme incroyable et d’une grande confiance en lui, c’était le genre de personne qui, lorsqu’elle rentrait dans une pièce, tous les regards se tournaient vers elle. Donc physiquement, déjà, il captait toute votre attention. Et puis il se mettait à jouer… et là, c’était la chose la plus belle au monde que de le voir jouer de la guitare. C’était comme s’il ne faisait qu’un avec l’instrument, il en jouait sans aucun effort, il le caressait au sens propre. Chaque note qu’il jouait avait du sens, il n’y mettait pas de fioritures inutiles ou d’ornementations pour remplir les vides. C’était précis, subtil, magnétique. Quand on écoute des disques depuis très longtemps, on a toujours des héros qui nous paraissent inaccessibles, comme Muddy Waters, John Lee Hooker, Charlie Parker ou Lester Young. Au mieux, on aura la chance de voir ses héros sur scène, s’ils sont encore de ce monde. Mais d’être dans la même pièce qu’Ali, de le regarder jouer, on se rendait compte que c’était quelqu’un d’une autre dimension, d’un autre niveau… en ce qui me concerne, plus que toute autre personne rencontrée auparavant. Je me rendais compte que j’étais en présence de quelqu’un d’unique et d’important.
Est-ce que son style tenait à la transposition sur la guitare occidentale des techniques de jeu apprises sur les instruments traditionnels maliens ?

Oui, je crois que le premier instrument qu’il a eu, c’était cette guitare à une seule corde qu’on appelle « njurkel », utilisée pour convoquer les esprits dans les cérémonies. On la joue un peu comme le ngoni, de manière très percussive. Il en est tombé amoureux dès l’enfance. Plus tard, en 1956 ou 57, à l’époque où il était chauffeur, il a vu en Guinée jouer Kanté Facelli (fameux griot guitariste des Ballets Africains de Keita Fodéba, NDLR). Ça l’a fasciné, et l’envie de jouer de la guitare ne l’a plus quitté. Il a fini par en emprunter une (c’était peut-être même une mandoline), et il disait qu’il avait simplement transposé la technique du njurkel sur la guitare, que c’était facile, mais que son seul problème était le suivant : il avait maintenant six cordes au lieu d’une, et il craignait que les cinq autres cordes ne soient jalouses, donc il a dû apprendre à jouer aussi des autres cordes.

Les Occidentaux, en écoutant sa musique, la qualifiaient de « blues ». Mais je ne crois pas qu’il aimait cette étiquette.

C’est vrai, il était contrarié qu’on l’interroge toujours sur le blues. Parce que la majeure partie de sa musique était de la musique traditionnelle transposée sur la guitare, et que les occidentaux y trouvaient des échos du blues. Je pense qu’il connaissait le blues, il savait en jouer, et il donnait parfois à ses propres compositions des couleurs empruntées à d’autres musiques qu’il écoutait. C’est évident dans une chanson comme « Amandrai » qu’il chante en tamachek, et qui sonne comme un blues « classique ». Il en avait déjà entendu une version tamachek et il y a ajouté de petites touches venues des blues américains qu’il connaissait. Il avait un talent incroyable : si vous écoutez les morceaux traditionnels dont s’inspirait Ali joués sur un ngoni, la mélodie et même la structure du morceau ne sont pas si apparentes, mais quand Ali les jouait, il en faisait ressortir la mélodie de manière à ce qu’elle soit limpide pour les oreilles de ceux qui l’écoutent. Je ne pense pas qu’il faisait cette épure pour qu’elle soit comprise par le public venant d’une autre culture, mais il entendait dans le morceau ce qui le rendait si fort, et il était capable de le faire ressentir comme une évidence. Donc les gens y entendaient les couleurs du blues, mais ça le contrariait et parfois même ça le mettait en colère, car il disait que 90 % ou plus de sa musique était malienne, mais qu’elle était jouée sur une guitare occidentale avec quelques ajouts tirés des musiques d’ailleurs qu’il avait entendues. Et ça l’énervait qu’on puisse penser qu’il avait emprunté ailleurs plus que le peu qu’il avait emprunté. La Suite ICI: pan-african-music.com/nick-gold-ali-farka-toure

Ali Farka Touré & Nick Gold © World Circuit Records

Ali Farka Touré – Musique Mandingue – Nick Gold – World Circuit Records

 

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