Moussa Touré : un homme pragmatique, un cinéaste sans frontière

Les étapes marquantes du Cinéma sont toutes des moments clivant. Déjà dès sa naissance un esprit brillant comme Anatole France disait : « le cinéma ce n’est certes pas la fin du monde, mais c’est la fin de la civilisation ». Quand le Cinéma a cessé d’être muet pour devenir parlant, il a engendré son lot de récalcitrants, de même quand il quitté la bichromie pour se décliner dans toutes les couleurs, il a perdu un lot de  »puristes », et enfin quand l’argentique a cédé sa place au numérique. L’avènement de NETFLIX semble être le dernier avatar de cette sempiternelle mutation du cinéma.

Lors du passage du cinéma de l’argentique au numérique, beaucoup de réalisateurs sous nos cieux avaient refusé de suivre la mouvance, préférant croiser les bras en se morfondant dans l’attente d’hypothétiques financements de leurs projets de film à hauteur de plus d’un milliard. Un réalisateur parmi les plus illustres de sa génération Moussa Touré faisait exception à cette attitude adoptée par la plupart de ses pairs.

Moussa s’acheta une caméra numérique et s’est mis à faire ses films. Des films qui ont inauguré sa série de documentaires. Des films qui ont comme théâtre le Sénégal, le Congo, et l’Espagne. « Quand le numérique est arrivé, j’ai acheté une de ces nouvelles caméras et je suis resté trois ans à la regarder. J’ai fait tous les essais possibles. J’ai su que cette caméra pouvait me compléter pour regarder mon Afrique. Avant, regarder son Afrique c’était très lourd cinématographiquement : il fallait trouver de l’argent, du matériel, c’était compliqué. Cette caméra, c’est comme si c’était un Africain qui l’avait inventée !Je suis allé au Congo pour mon premier documentaire, Poussière de villes…. ».

Les jeunes qui ont commencé à embrasser les métiers du cinéma au Sénégal vers les années 2000 sont tombés en plein dans cette phase de mutation du cinéma, et ont fait généralement l’objet de deux rejets de la part de leurs ainés. Ils ont été rejetés du fait de leur manque de « formation », et du fait qu’ils faisaient avec l’outil qui étaient à leur disposition, la caméra numérique. Pour ça aussi Moussa Touré avait fait exception, mieux il était sept jours sur sept entouré de jeunes aspirants cinéastes.  La liste serait assez fournie, si je me mettais à énumérer les noms des personnes que Moussa a épaulé, et qui depuis ont confirmé et trouvé leur place dans le milieu du cinéma et de l’audiovisuel sénégalais.

Il les a encadrés, conseillés, et même produits. Notamment le film « Mariage – ménage » de la très brillante Fabinta Diop qui hélas est en train d’être un printemps qui peine à tenir toutes les promesses de son premier film.

Ce film fait au début des années 2000 avait fait l’unanimité. Il avait été diffusé à la RTS (fait extrêmement rare pour une production locale), et à la demande générale il fut rediffusé. Personnellement c’est le film le plus féministe que j’ai vu jusque là. En ce sens qu’il répond très positivement à la question de Gayatri Chakravorty Spivak critique littéraire contemporaine indienne , professeure à l’université Columbia, de New York : « est-ce que les féministes elles même écoutent les femmes ».

Ce film qui a pour fil conducteur la Pr d’Histoire Penda Mbow donne la parole aux femmes (toutes sénégalaises), qui parlent de leur mariage, de leur divorce, de leur ,ménage, de leur célibat, de la polygamie, de leur sexualité, pas dans une démarche de porteurs de pancartes, mais seulement pour donner de l’écho à leurs voix. Le film est une vraie étude sociologique (à hauteur de FEMME) sans qu’il ait aucune docte pensèe ou rèflexion (sauf quelques rares fois avec Penda Mbow). Il fournit beaucoup de renseignements sur la société sénégalaise, sur la place de la femme dans cette société, sur les stratifications de cette société, sur les rapports homme-femme, sur les pratiques occultes, etc…

Dans la foulée Moussa a produit et réalisé trois film dans la même veine, deux dans les deux  Congo et un au Sénégal.

Moussa n’a qu’un seul maitre à qui il obéît dans le cinéma, c’est la lumière. Normal pour quelqu’un qui a l’éclairage comme porte d’entrée au cinéma. Comme éclairagiste, il a travaillé avec de grands noms du cinéma d’ici et d’ailleurs.

Moussa parle comme il filme, et filme comme il parle, c’est à dire sans fioriture, ni détours, sans langue de bois. Je me souviens vaguement d’une scène de son film sur les femmes violées du Congo « Nous sommes nombreuses », où discutant avec une victime il lui demande vertement:  » est ce que c’est ici qu’on viole les femmes ».

Moussa a aussi  le sens de la formule juste et précise : « Les sujets, en Afrique, ils sont tellement réels : ils te disent “je suis là, qu’est-ce que tu attends ? ».

Son premier documentaire au Congo « Poussière de ville » parle des enfants de la rue : « Je suis allé au Congo pour mon premier documentaire, Poussière de villes. J’ai utilisé ma connaissance de la cinématographie sur des choses simples…… Au Congo, les enfants qui habitent au marché, tu les vois aller manger dans des poubelles, tu vois que des pédophiles sont là pour les appâter : il n’y a pas besoin d’aller faire des scénarios, il suffit juste de les voir. Mais vraiment cinématographiquement, ce qui veut dire pouvoir raconter au monde ce que tu vois ».

Moussa récidiva quelques années après avec « Nous sommes nombreuses/To zali e bele » sur le viol des femmes au Congo Brazza pendant la guerre civile. Des femmes racontent les viols et les agressions dont elles sont victimes. « Avec dignité et d’autant plus de courage qu’elles vivent sous la menace de représailles. Des paroles libérées pour tant de souffrances tues. Celles des femmes africaines, premières cibles des guerres fratricides, et par-delà, celles de toutes les femmes, éternelles victimes de violences sexuelles. Un film essentiel et poignant sur un sujet tabou, douloureux, et combien persistant. To zali e bele n’a jamais été projeté au Congo où il a été purement et simplement interdit ». Film-documentaire.fr

Moussa fera plus tard Nosaltres, un film dont le site en ligne spécialiste du cinéma africain fait cette description: « c’est l’histoire de deux communautés, l’une malienne et l’autre catalane, qui vivent ensemble depuis huit ans sans jamais se parler. Deux communautés qui se croisent comme des ombres. Nosaltres, c’est la peur de l’autre, de l’étranger qui arrive. Nosaltres, c’est le jour où ces deux communautés se rencontrent ».

il renchérira quelques années plus tard avec « 5×5 » cette fois au Sénégal sur la polygamie. 5×5 raconte la vie de Jean Salif Diallo un homme qui vit avec cinq femmes et vingt cinq enfants. L’homme n’est pas seulement un polygame, tel un sphynx il a connu plusieurs vie, plusieurs religions,  a vécu dans plusieurs endroits, et à plusieurs talents notamment celui de verser des larmes instantanément. Cet homme Jean Salif Diallo prouvera plus tard son talent de comédien, dans la Pirogue l’avant dernier film de Moussa.

La filmographie de Moussa Touré en tant que producteur, acteur, technicien, festivalier, réalisateur est très longues, j’ai choisi ces quelques films documentaires; parce que à mon sens ils parlent avec éloquence des apports d’un homme envers son continent, révèlent avec pertinence l’ardent désir d’un cinéaste de témoigner, montrent avec justesse son état d’esprit et ses états d’âme.

©Le Devoir

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