Sur l’invitation à dîner, chaque phrase est ponctuée d’un ornement à l’encre : une triple boucle calligraphique de convenance pour une nuit de banquet, de danses et de feux d’artifices au palais présidentiel d’Haïti.
Depuis plus d’un demi-siècle, le pays vit étouffé par ses dettes. Même après avoir évincé la puissance coloniale française lors de sa guerre d’indépendance, Haïti a été forcé de payer une rançon d’un montant équivalent à plusieurs centaines de millions de dollars à ses anciens esclavagistes, le prix d’une liberté déjà obtenue sur le champ de bataille.
Mais en cette nuit du 25 septembre 1880, les derniers paiements de cette rançon semblent enfin à portée de vue. Haïti n’aura plus à tituber d’une crise à l’autre, ni à garder un œil sur l’horizon, à l’affût d’un retour de navires de guerre français. Lysius Salomon, son nouveau président, a réussi un tour de force qui semblait impossible depuis la création du pays.
“Le pays sera bientôt doté d’une banque”, annonce-t-il à ses invités en portant un toast. Dehors, des soldats paradent dans des rues bardées de gigantesques drapeaux.
Salomon a des raisons d’être optimiste. Après tout, les banques nationales en Europe ont financé chemins de fer et usines, atténué les chocs des récessions et apporté de la stabilité à la gestion des affaires publiques. Elles ont participé à la naissance d’un Paris majestueux, avec ses grandes avenues, son eau potable et ses égouts — autant d’investissements qui porteront leurs fruits pendant longtemps.
C’est désormais au tour d’Haïti de profiter d’un “grand évènement, qui fera époque dans nos annales”, clame Salomon.
Mais tout cela n’était qu’une illusion.
La Banque Nationale d’Haïti, sur laquelle tant d’espoirs étaient fondés ce soir-là, n’avait en fait de nationale que le nom. Loin d’être la clé du salut du pays, la banque a été, dès sa création, un instrument aux mains de financiers français et un moyen de garder une mainmise asphyxiante sur l’ancienne colonie jusqu’au 20e siècle.
Derrière cette banque fantoche, on retrouve un nom bien connu des français : le Crédit Industriel et Commercial (CIC).
Alors qu’à Paris, le CIC participe au financement de la tour Eiffel, symbole de l’universalisme français, il étouffe au même moment l’économie haïtienne en rapatriant en France une grande parties des revenus publics du pays, au lieu de les investir dans la construction d’écoles, d’hôpitaux et autres institutions essentielles à toute nation indépendante.
Pesant 335 milliards de dollars, le CIC est aujourd’hui une filiale du Crédit Mutuel, l’un des plus grands conglomérats financiers d’Europe. Mais la banque a laissé derrière elle en Haïti un lourd héritage d’extraction financière et d’espoirs déçus — même pour un pays qui a longtemps souffert de ces deux maux.
Haïti fut la première nation moderne à obtenir son indépendance grâce à une révolte d’esclaves, avant d’être entravé financièrement sur plusieurs générations par les réparations exigées au bénéfice des anciens colons français.
Et au moment où ces paiements étaient sur le point d’être acquittés, le CIC et sa Banque Nationale — ceux-là mêmes qui portaient une promesse d’indépendance financière — ont enfermé Haïti dans un tourbillon de nouvelles dettes s’étalant sur plusieurs décennies.
La Banque Nationale était contrôlée depuis Paris par des membres de l’élite française, y compris un descendant d’un des plus riches esclavagistes de Saint-Domingue, le nom d’Haïti pendant la colonisation française. Les livres de comptes de la banque ne laissent percevoir aucune trace d’investissement dans des entreprises haïtiennes ou dans d’ambitieux projets comme ceux ayant modernisé l’Europe.
Les dossiers découverts par The New York Times démontrent plutôt que le CIC a siphonné des dizaines de millions de dollars à Haïti, au bénéfice d’investisseurs français.
La Banque Nationale prélevait des frais et commissions sur presque toutes les transactions effectuées par le gouvernement haïtien. Certaines années, les profits de ses actionnaires français étaient si élevés qu’ils dépassaient le budget entier dédié aux travaux publics, dans un pays comptant alors 1,5 millions d’habitants.
De ce passé, on ne trouve pratiquement plus de traces. Selon les chercheurs, la plupart des archives du CIC ont été détruites. Haïti n’apparaît pas dans l’historique que la banque utilise pour promouvoir son ancienneté. En 2009, lorsqu’elle commande une histoire officielle pour commémorer son 150e anniversaire, Haïti y est à peine mentionné. Le CIC est “une banque sans mémoire”, affirme Nicolas Stoskopf, l’universitaire qui a rédigé cette histoire.
Paul Gibert, un porte-parole du CIC a indiqué que la banque n’avait pas d’informations sur ce passé et a décliné plusieurs demandes d’entretien pour en discuter. “La banque que nous gérons aujourd’hui est très différente”, explique-t-il.
Le meurtre du président haïtien, assassiné en toute impunité dans sa chambre, les nombreux enlèvements et l’anarchie régnant dans les zones de Port-au-Prince contrôlées par les gangs posent aujourd’hui avec une urgence renouvelée une question qui taraude depuis longtemps l’Occident : pourquoi Haïti semble-t-il enfermé dans une crise sans fin, avec un niveau d’analphabétisme vertigineux, la faim, la maladie et des salaires journaliers de 2 dollars ? Pourquoi ce pays n’a-t-il ni transports publics, ni réseau d’électricité fiable, ni système de collecte de déchets ou égouts ?
La corruption chronique des dirigeants du pays constitue sans aucun doute une partie de la réponse. Mais une autre partie se trouve dans des textes tombés dans l’oubli, éparpillés à travers Haïti et la France dans des centres d’archives et des bibliothèques.
Le Times a passé au crible des archives diplomatiques et documents bancaires datant du 19e siècle et rarement, sinon jamais, étudiés par les historiens. L’ensemble de ces documents indique clairement que le CIC, avec le concours de membres corrompus de l’élite haïtienne, a laissé au pays tout juste de quoi fonctionner — et encore moins de quoi construire une nation.
Au début du 20e siècle, la moitié de l’impôt sur le café haïtien, de loin la source de revenus publics la plus importante, revenait aux investisseurs français du CIC et de la Banque Nationale. Après déduction des autres dettes d’Haïti, le gouvernement se retrouvait avec des miettes — 6 cents pour chaque 3 dollars d’impôts collectés — pour diriger le pays. La SUITE ICI: nytimes.com/fr/2022/05/20/world/europe/haiti-cic
Laisser un commentaire