“Douter de tout ou tout croire sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir.” Poincaré
Pardonnez-moi ce néologisme, mais il me semble qu’une nouvelle trajectoire de penser gagne le Sénégal, un mode nouveau prenant appui sur plusieurs phénomènes. Des figures politiques inusitées et inéprouvées, de nouveaux agirs sociaux, un lien social remembré par l’effet des TIC et une conscience nationale exacerbée à la fois cause et effet des constats préalablement dressés.
Comment une société peut-elle être amenée à penser d’une telle façon pendant des décennies et subitement en changer pendant tout autant de temps ? Une société peut penser que la peine de mort est une parfaite régulatrice du phénomène criminel, que la colonisation est un bienfait. La même société, des années plus tard, révisera son point de vue sur la peine de mort, décrètera que la colonisation est abjecte. De la même manière des personnages historiques peuvent être adulées pendant un temps, persécutées pendant un autre.
Si la mort, en tant que phénomène individuel, n’apporte que tristesse et désolation, d’un point de vue démographique, elle emporte un changement de générations. Mais ce dernier n’engendre pas systématiquement un déplacement des idées, certaines sociétés étant capables d’un conservatisme inégalé, d’une certaine imperméabilité aux vents du changement.
La notion d’épistémé de Foucault, entendue comme « les connaissances et conceptions propres à un groupe social à un moment précis, singulier », permet de saisir les déplacements de conceptions en cours dans une société donnée. Les facteurs explicatifs des mutations du contenu des catégories conceptuelles d’une société sont à trouver dans l’évolution technologique, les capacités de diffusion de masse, l’uniformisme des dires, des agirs, l’existence de centres de diffusion de lieux communs de la pensée et de façonnage du prêt à penser. D’un point de vue politique, cela se traduit souvent par une révolution ou une évolution, d’aucuns préférant la notion de progrès social.
Permettez-moi cet enjambement des faits sociaux, il me semble que de tous ces facteurs, toutes choses étant égales par ailleurs, l’apparition de nouvelles figures politiques (Ousmane Sonko, Guy Marius Sagna et même Barthélémy Diaz) a largement contribué à une prise de conscience d’une frange de la population. Si cette évolution (ce n’est pas une révolution) est salutaire par le recentrement qu’elle opère sur nous-mêmes (sénégalais et africains), il s’en infère des démérites. Les objets et les contenus des débats ont changé, évolué souvent à marche forcée, par une certaine persistance à inscrire certains points à l’ordre du jour de l’agenda du débat national.
Ce que je nomme la sonkoïsation des esprits est moins l’action d’un homme pour faire évoluer les schèmes généraux de pensée que la réunion de cette occurrence avec une véritable révolution, celle du numérique. On ne saurait comprendre le déplacement perceptible des idées sans l’association de ces différents phénomènes. La sonkoïsation des esprits est plus la conjonction de l’action de plusieurs personnages et d’un contexte, que l’agissement d’une singularité, Ousmane Sonko, il en serait plus le symbole que l’incarnation totale et épuisée. Cette évolution idéelle présente des vices et des vertus.
Les vices d’un changement perceptible
L’avènement de Ousmane Sonko et alii a engendré une libération de la parole publique. Des sujets entendus, notre rapport à la France, la présence dans notre économie des grands groupes industriels étrangers, notamment français, le Franc CFA, notre rapport à l’histoire du Sénégal et à certains personnages historiques (L. S. Senghor, Mamadou Dia, Abdoulaye Wade) ont connu un déplacement du point de consensus et des déconstructions.
Sur notre rapport à la France, le Franc CFA et la quasi préférence des groupes étrangers, notamment français, le discours est plus qu’utile et nécessaire, par la souveraineté du ton et la rupture qu’il opère six décennies après nos indépendances nominales. Les différentes élites africaines n’ayant pu, su ou voulu se défaire des cordes de l’impérialisme et du néo-colonialisme.
Par contre, sur l’histoire et certains personnages historiques, l’indulgence, le relativisme, prenant en compte le temps et l’époque, auraient pu éviter certains jugements hâtifs et conclusions téméraires. Une analyse convoquant l’épistémé aurait permis de relativiser les attitudes, les décisions prises en contexte de présence et de domination sur les plans militaires, politiques et conceptuels.
Les idées changent, ceux qui les ont défendu à une époque en changeraient certainement à une autre, le contexte et les éléments d’appréciation n’étant pas identiques. La culture de l’indulgence, de l’apaisement dans notre rapport à l’histoire et à ses personnages est un défi par des temps où l’exercice favori est l’enjambement de l’histoire, sa manipulation, la confusion entre l’Histoire et les histoires, l’Histoire, les mythes, épopées et autres littératures orales. Il n’est qu’à voir les difficultés liées à l’élaboration d’un récit national, pour s’en convaincre.
De ce point de vue, la sonkoïsation des esprits est à l’œuvre. Elle est souvent faite de raccourcis mentaux, d’heuristique de disponibilité. Rabâchée par les moyens des réseaux sociaux et une certaine dictature de la discourtoisie, où l’on parvient à identifier tous les ingrédients d’une vérité au forceps, pour ne pas dire vérité de salon.
Dans ce contexte, il n’est pas exagéré de parler de foisonnement « d’experts » et de « professeurs » à la petite semaine, friands de théories du complot, rendus populaires par les médias sociaux, avec la grande prétention de prendre ses idées pour des pensées. Si des magistrats ne se pensent pas lanceurs d’alerte, summum de l’incongruité, d’autres sont délateurs, réglant des comptes mais pas les bons.
La culture des réseaux sociaux fait que l’on adhère à des idées, à un parti politique comme l’on entre dans un groupe WhatsApp, par affinité, amitié, par un lien social préexistant. Paradoxalement, les réseaux sociaux engendrent un cloisonnement des idées, seuls se parlent, se suivent ceux qui partagent les mêmes points de vue. L’intolérance politique et religieuse grandissent en raison du groupement et de la fermeture des échanges et du partage. On échange et ne partage qu’avec son groupe d’affinité, les idées contraires engendrant des antagonismes, si ce n’est l’avènement du prêt à penser. Plus l’information est disponible moins elle sert à s’élever, seul intéresse ce qui est utile à renforcer ses propres convictions.Le partage s’est accentué quantitativement cependant que qualitativement, il ne suscite pas une meilleure culture de l’encommun, du sens.
Le modèle du réseau social n’est pas applicable à l’organisation politique en ce qu’il génère une nouvelle forme de dictature préjudiciable aux acteurs politiques dont le personnel (sympathisants et adhérents) est essentiellement composé de digital native ou natif numérique.
De la sonkoïsation des esprits s’infère une libération de la parole, une nationalisation des sentiments et du discours, un désenchantement généralisé, en cela ce contexte présente aussi des vertus.
Les vertus d’un phénomène identifiable
Deux vertus essentielles, pour illustrer notre propos. Le franc CFA et la présence des entreprises étrangères, notamment françaises. La sonkoïsation des esprits a la vertu cardinale d’autoriser une libération de la parole sur le destin du Sénégal, arrimé à une ré-investigation de notre passé, en vue d’envisager un futur dégagé des scories de la dépendance. Des questions entendues ont refait surface non pas seulement sur un ton guerrier et cavalier mais structurées autour d’éléments de discussion de fond, de qualité. Elles peuvent être caricaturées par le recours à la formule « dégagisme ». Mais on ne saurait refuser d’entendre les arguments des tenants de ce courant « dégagiste » en se cachant derrière l’apprêté du propos ou l’absence de circonvolution de propositions illustrant une certaine radicalité.
La résurgence du débat sur le Franc CFA est à mettre au crédit de Sonko et alii. Ce débat doit être posé, discuté et des décisions urgentes prises. Le Franc CFA, symboliquement, est une opprobre, une offense de plus à nos aïeux victimes de l’esclavage. Il est de notoriété publique que cette monnaie et l’institution qui l’émet, la BCEAO, sont les héritières, de la Banque du Sénégal (BDS), par le décret du 21 décembre 1853, dont le capital de 230 000 Francs a été constitué par l’indemnisation versée au propriétaire d’esclaves (prélèvement du 8ème), suite à l’abolition, par la France, de l’esclavage, en 1848. La BDS a évolué jusqu’à donner naissance à la BCEAO et à la forme actuelle du Francs CFA que l’on connait. Ne serait-ce que pour cela, sans engager un débat technique sur les risques éventuels d’une sortie de cette monnaie coloniale, obtenir la fin de l’émission du Franc CFA sur les territoires d’Afrique est la seule indépendance qui vaille de lutter pour. Rien ne justifie le maintien de ce lien, les arguments économiques sont spécieux, manifestes d’une peur, d’un tropisme ou d’une nostalgie d’une élite nationale remplaçante de l’élite coloniale sans la bienveillance qui va avec. En tant qu’africains francophones, notre maintien dans le Franc CFA construit et contraint notre imaginaire, nos univers des possibles, contrairement à nos homologues anglophones.
De la même manière, le débat sur la présence des entreprises françaises au Sénégal est fondamentale puisqu’elle permet de revisiter la théorie du Pacte colonial. Ce fameux pacte avait pour ambition de créer une relation commerciale monopolistique entre les colonies et la métropole et de s’accaparer de la plupart « des gains résultant de leurs échanges ». L’idée du Pacte colonial était de maintenir les colonies dans une dépendance économique pérenne qu’illustrent parfaitement les fameuses cartes des matières premières de l’Afrique coloniale. Les mêmes familles, les mêmes entreprises, depuis la colonisation, tiennent les rênes de l’économie nationale.
À revenir aux entreprises françaises, ce n’est pas en soi leur présence qui gêne qu’un sentiment de faveur ou de contrôle toujours persistant. Des efforts ont été faits pour renforcer la présence des privés nationaux dans le contrôle des activités économiques mais de nombreuses résistances subsistent. Celles-ci sont le fait de politiques qui, pour des raisons inavouées, ont renoncé à porter ce combat.
La promesse de Sonko et alii aux jeunesses sénégalaises est celle d’une indépendance avérée, aux plans politique et économique. Une telle promesse est lourde de conséquences du point de vue de notre alignement et de nos alliances au niveau mondial. Avec qui bâtir de nouvelles alliances ? Sur quelles bases ? L’autarcie ne pouvant être une option de politique de développement. Alors, il sera nécessaire de ne pas avoir le seul « dégagisme » comme horizon politique, tout en évitant de sortir d’un asservissement français pour se projeter dans un autre fut-il chinois ou turque.
La bipolarisation récente de la scène politique sénégalaise, à cause de la concentration des partis politiques historiques, va intensifier les ruptures discursives déjà identifiées et favoriser un débat de fond. Parce qu’en définitive, l’intérêt premier de Sonko et alii est qu’ils apportent une rhétorique, des catégories et des sujets nouveaux ou sur lesquels un regards nouveau est jeté. Il appartiendra, afin d’asseoir une véritable débat démocratique, de se hisser à hauteur des exigences du moment afin d’apporter une véritable contradiction qui n’est pas que réfutation.
Quand les lignes idéelles bougent, c’est par les idées que l’on répond, ni par la contrainte ou la violence. Le constat est véritablement celui d’une sonkoïsation des esprits.
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