Des batteries de voitures électriques produites grâce à du cobalt issu de mines responsables, tel est l’argument de vente de BMW et Renault. Notre enquête au Maroc révèle une situation sanitaire et sociale désastreuse.
Vous lisez la première partie de l’enquête « L’exploitation minière assèche les pays pauvres ». Elle est publiée en partenariat avec le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, les radiotélévisions allemandes NDR et WDR et le média marocain Hawamich.
« Pour la venue de la délégation de Renault, il y a eu une grande fête dans une tente blanche montée et décorée spécialement pour l’occasion », raconte un jeune mineur de Bou Azzer. Ce jour-là, en mai 2022, des dirigeants du constructeur sont venus célébrer dans cette mine marocaine un accord pour l’achat de cobalt destiné aux batteries des véhicules électriques.
À quelques centaines de mètres du lieu de cette réception se trouve le vieux village de Bou Azzer. Jonché de piles de gravats et de déchets, l’endroit ressemble à une zone de guerre. Juste devant les habitations s’étend l’une des plus grandes décharges toxiques du Maroc : des centaines d’hectares de résidus miniers pleins d’arsenic, séparés du village par un simple fil barbelé. En surface, ces déchets forment une croûte desséchée que le vent du désert emporte en tourbillons jusque dans les maisons. Devant ces étendues grises, les enfants du village ont leur terrain de foot.
La délégation de Renault a-t-elle vu cela ? Si c’est le cas, elle n’en a guère été impressionnée puisque le groupe annonçait quelques jours plus tard la signature de l’accord avec l’entreprise Managem — il vantait son « approvisionnement durable » en « cobalt responsable » du Maroc. Ce faisant, Renault a imité l’entreprise BMW qui, depuis 2020, achète chaque année environ 1 500 tonnes de ce cobalt pour produire ses berlines et ses SUV pesant plus de 2 tonnes. Dans sa publicité, le groupe allemand a même osé le slogan « BMW, la voiture la plus verte », arguant que son cobalt proviendrait de « mines responsables ». « La chaîne ne commence pas avec la production dans les usines de BMW, annonce le constructeur, mais avec l’extraction des matières premières. Le cobalt, qui revêt une grande importance pour la production de batteries, sert d’exemple. »
Et quel exemple ! Avec le quotidien Süddeutsche Zeitung, les radiotélévisions allemandes NDR et WDR et le journal marocain Hawamich, Reporterre a enquêté à Bou Azzer sur les graves accusations portées depuis des années par les mineurs, syndicalistes et habitants de la région contre l’exploitation de cobalt par la Managem, grande entreprise minière marocaine détenue par la famille royale.
Des mineurs intoxiqués à l’arsenic
Cette mine « responsable » est non seulement une mine de cobalt, mais surtout une mine d’arsenic, un produit hautement cancérigène utilisé dans les insecticides — elle en produit environ 7 000 tonnes par an, contre 2 000 de cobalt. Les mineurs en sous-traitance rencontrés sur place disent travailler sans protection respiratoire, exposés aux poussières du minerai et des explosifs. Certains présentent des maladies de peau typiques de l’intoxication à l’arsenic, d’autres souffrent de silicose sans que leur maladie professionnelle ne puisse être reconnue. Interrogée par notre équipe d’investigation sur la protection des travailleurs dans cette mine, la Managem assure prendre toutes les précautions nécessaires, de l’extraction d’air dans les galeries « au port de protections respiratoires individuelles ». Pourtant, sur les photos de Bou Azzer publiées dans les rapports de l’entreprise elle-même, les mineurs ne portent aucun masque.
Selon Managem, le risque serait d’ailleurs limité : la firme nous a certifié que « ce minerai d’arséniate de cobalt ne présente sous sa forme stable aucun risque d’exposition ni à l’arsenic ou au cobalt ». Le problème est que les travaux miniers consistent précisément à ne pas laisser les composés minéraux sous leur forme stable. Réduites en poussière par l’action des marteaux-piqueurs, broyées et concassées, les particules d’arsenic et de cobalt, en entrant en contact avec l’oxygène ou l’eau, deviennent hautement toxiques.
Pour Alain Carré, médecin du travail et spécialiste de la santé des mineurs, si la situation décrite par les mineurs est exacte, elle relève « d’un déni de la notion même de santé au travail. La nature de ce minerai arsénieux est inquiétante, et elle s’ajoute à la silice de la roche et aux poussières des explosifs auxquels sont exposés les mineurs. Dans un tel gisement, il faudrait une captation extrêmement efficace de l’empoussièrement et une introduction d’air neuf, des dispositifs d’aspiration sur les marteaux-piqueurs, des masques à cartouche avec des heures de travail limitées pour que tout ceci soit supportable pour les mineurs. Pas sûr que ce ne soit praticable ou rentable, ce qui, peut-être, justifierait l’abandon pur et simple de l’exploitation. »
Annie Thébaud-Mony, sociologue directrice honoraire de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) et spécialiste des cancers professionnels, juge, elle aussi, ce gisement particulièrement dangereux : « Dans un cas comme celui-ci, une exploitation minière responsable nécessiterait qu’à chaque stade de l’exploitation et de la transformation du minerai, il y ait un confinement systématique des poussières. Il faudrait que les résidus chargés en arsenic et autres métaux toxiques soient, eux aussi, systématiquement confinés et ne s’infiltrent ni dans les sols ni dans les eaux de ruissellement. »
Une grave de contamination de la vallée
Ce n’est apparemment pas le cas. En effet, l’autre aspect de ce scandale sanitaire est la contamination à l’arsenic et aux métaux toxiques de la vallée de l’oued Alougoum et de ses oasis. Les déchets miniers ont été déversés dans la rivière pendant des décennies – depuis le démarrage de la mine sous l’occupation française, dans les années 1930. En 1999, une thèse publiée à l’École de géologie de Nancy montrait que la mine continuait de polluer lourdement le bassin versant de l’oued Alougoum sur une quarantaine de kilomètres. Aujourd’hui, selon les habitants, les bassins de résidus continuent de fuir, en particulier lors des pluies torrentielles. La Managem nie tout « rejet industriel en milieu naturel » à la mine de Bou Azzer. Pourtant, sur place, nous avons trouvé de nombreuses indications de ces fuites. Plus étonnant encore : interrogée par notre consortium d’investigation sur la contamination par les résidus de la mine, la Managem répond que « la présence d’arsenic est naturelle dans la région et indépendante de l’activité minière ».
La situation dans cette vallée peuplée d’environ 47 000 habitants est bien plus grave que ne le prétend l’entreprise. Dans le cadre de cette enquête, nous avons voulu évaluer la pollution dénoncée par les habitants en faisant analyser des échantillons d’eau et de terre. Certains ont été analysés en France par le laboratoire Lab’Eau, d’autres en Allemagne au Centre Helmholtz pour la recherche environnementale. À Zaouit Sidi Blal, une oasis de 1 400 habitants située à 7 km en aval de la mine, la terre d’un jardin potager en bordure de l’oued contient sept fois la valeur maximale fixée par la Haute autorité de santé (25 mg/kg de terre). Les enfants du village jouent et vont à l’école en marchant sur un sol dont la teneur en arsenic est de six fois cette même valeur seuil. À chaque crue, les eaux de l’oued déposent des matières sableuses dans le bassin d’irrigation des habitants de Zaouit Sidi Blal. Loin d’être du limon fertile, il s’agit ni plus ni moins de résidus miniers charriés sur des kilomètres : ils contiennent des taux élevés de chrome et de cobalt, cancérigènes, et surtout 1 300 mg d’arsenic/kg, soit cinquante-deux fois la valeur seuil ! [1]
Pour Gilles Maccanti, toxicologue, « ce sont des taux d’arsenic énormes et alarmants. J’effectue régulièrement des prélèvements sur des sites industriels pollués pour sécuriser les opérations de dépollution, mais personnellement je n’ai jamais observé de telles concentrations. Quand la terre est contaminée à ce niveau, il y a un risque d’intoxication par inhalation. Les gens qui respirent ces particules peuvent développer des symptômes d’empoisonnement chroniques à l’arsenic (maladies de peau, cancers…) ou au cobalt (œdèmes hépatiques) ».
Les analyses d’eau sont tout aussi accablantes. Plusieurs puits de Zaouit Sidi Blal présentent des concentrations en arsenic de plus de 0,4 mg/litre, soit plus de quarante fois la valeur maximale admissible pour l’eau potable. Ces puits sont utilisés pour l’irrigation des palmiers dattiers et des potagers ; ils fournissent l’eau de boisson des habitants les plus pauvres de la commune. Par contraste, l’eau souterraine prélevée à 20 kilomètres de là, hors de l’emprise de la mine, présente un taux inférieur à la valeur seuil, ce qui contredit la Managem sur le caractère naturel de l’arsenic.
Le lien entre cette pollution et l’activité minière est confirmé par l’analyse de l’eau collectée dans le même oued à proximité immédiate de la mine. Elle contient 18,9 mg d’arsenic, soit… 1 890 fois la valeur seuil ! Le professeur chimiste Wolf von Tümpling, qui dirige depuis vingt ans l’analyse des eaux au Centre Helmholtz pour la recherche environnementale, ne se souvient pas « d’avoir jamais déterminé une telle concentration d’arsenic dans un échantillon ».
Ni Renault ni BMW n’ont mené de véritable audit
En France et en Allemagne, les grandes entreprises sont censées identifier les risques de leur chaîne d’approvisionnement, comme les atteintes aux droits humains, à la santé et à l’environnement. Elles doivent prendre des mesures pour en limiter les conséquences néfastes. La loi française de 2017 les oblige à établir et à mettre en œuvre un plan destiné à prévenir les dommages graves liées aux pratiques de leurs fournisseurs et sous-traitants d’un bout à l’autre de la chaîne d’approvisionnement. Si Renault et BMW ont abondamment communiqué sur leur « cobalt responsable », qu’ont-ils fait pour s’assurer que ce concept avait la moindre réalité ?
Renault s’est déplacé à Bou Azzer en 2022 pour une réception, mais il ne semble pas avoir mené d’audit sur place. Interrogé conjointement par nos cinq rédactions, le groupe a répondu par un copié-collé de son communiqué de presse : il assure que « la production de cobalt du groupe Managem a été certifiée selon les critères de la Responsible Minerals Initiative », par « une évaluation d’Ecovadis » et que « le groupe Managem fait partie de l’Alliance pour le cobalt équitable ». La Suite ICI
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