Le droit à user de la violence pour se protéger, la légitime défense ne s’appliquent qu’à ceux qui sont considérés comme des citoyens de plein droit selon Elsa Dorlin, qui montre comment la mise en scène de la violence dissimule celle de l’État. Elsa Dorlin est philosophe, auteure de Se défendre. Une philosophie de la violence (éd. Zones, 2018). (Source: Regards.fr)
Regards. La capacité à se défendre, y compris physiquement, est constitutive du sujet moderne, écrivez-vous. Que faut-il entendre par là ?
Elsa Dorlin. Dans les philosophies du contrat social, à l’état de nature, chaque individu use de tous les moyens pour sa défense, c’est la guerre de tous contre tous. La constitution de l’État vise à établir la paix et à « faire société ». Ce qui suppose que chacun abandonne ou, plus exactement, transfère ce droit naturel à la préservation de soi à une autorité souveraine qui, en retour, assure la sécurité de tous. Toutefois, chez Locke, si l’État faillit, le sujet devenu citoyen peut, dans une certaine mesure, reprendre son droit à la préservation de soi comme de ses biens qui sont comme l’extension de lui-même. Cette idée est au fondement du droit anglo-saxon, et plus particulièrement étatsunien : chaque citoyen est toujours légitime à demeurer armé et juge de sa propre sécurité, toujours légitime à user de tous les moyens pour défendre sa propriété. On a tendance à considérer que ce droit constitutionnel à la défense armée est lié au fondement de la jeune nation américaine, mais en réalité il procède d’une rationalisation de l’exercice étatique lui-même qui, plutôt que de monopoliser l’usage légitime de la violence, a sciemment délégué à des citoyens, à des milices ou polices privées, un droit à la violence.
Ceux à qui on ne reconnaît pas le droit d’user de la violence pour se défendre ne sont donc pas considérés comme des citoyens ?
C’est toute la question. Qui est considéré comme un sujet de droit ? Qui est considéré comme un citoyen de plein de droit ? Aux États-Unis, le droit à la défense légitime armée a historiquement été l’apanage des Blancs, à l’exclusion de toutes les minorités raciales qui ont été, à proprement parler, désarmées et laissées sans défense. La légitime défense est un droit constitutif d’un État libéral et racial fondé sur l’idéologie de la suprématie blanche. Autrement dit, seuls les Blancs sont toujours déjà légitimes à se défendre et ont toujours été défendus par l’État – au sens de « protégés » mais aussi d’« innocentés ». En effet, ces dernières années, les nombreux cas médiatisés de jeunes Noirs abattus par des citoyens lambda ou par la police, au seul prétexte qu’ils étaient noirs et considérés comme menaçants, a toujours donné lieu à des acquittements ou à des peines dérisoires. La pérennité d’un système raciste permet la traque, l’emprisonnement, l’exposition au risque de mort de populations considérées comme indésirables, indéfendables et donc tuables. L’État impose un « devenir assassin » aux « bons citoyens », main dans la main avec le lobby pro-armes qui sacralise le droit au port d’armes malgré les tueries dans les écoles, les lycées ou sur les campus, qui sont principalement le fait d’hommes Blancs… La suite ICI: regards.fr/idees-culture/article
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