Thomas Deltombe: « Mitterrand était un ardent défenseur de l’Empire »

Entretien · Dans son nouveau livre, L’Afrique d’abord !, le chercheur Thomas Deltombe met en pièces la légende d’un François Mitterrand anticolonialiste. Au contraire, il démontre, archives à l’appui, que l’ancien président français fut, durant sa première vie politique, dans les années 1950, un grand défenseur de l’Empire et que son réformisme servait avant tout un projet néocolonial. Thomas Deltombe est éditeur et chercheur indépendant. Thomas Deltombe (qui est également membre du comité éditorial d’Afrique XXI) enquête depuis de nombreuses années sur la relation entre la France et l’Afrique et s’attache à décrypter (et à démystifier parfois) les fondements du néocolonialisme français. Il a notamment copublié une enquête historique sur la répression des indépendantistes camerounais (Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), La Découverte, 2011) et a été la cheville ouvrière d’un ouvrage-référence sur la Françafrique (L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Le Seuil, 2021). Il a en outre publié de nombreux articles dans Afrique XXI (à lire ici).

Dans son dernier ouvrage, publié à La Découverte, L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français, il s’attaque à un mythe solidement ancré dans les consciences : l’apparent « libéralisme » de François Mitterrand, une figure centrale de la vie politique française durant près d’un demi-siècle, et son prétendu combat anticolonialiste au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas, pour Thomas Deltombe, de revenir sur la politique africaine de Mitterrand lorsqu’il occupait l’Élysée, entre 1981 et 1995. D’autres l’ont fait avant lui. Le chercheur s’est intéressé à un pan inexploré (et négligé) de son cheminement politique, lorsqu’il n’était qu’une « figure montante » de la scène politique française et qu’il enchaînait les postes ministériels sous la IVe République, dans les années 1950.

Thomas Deltombe démontre que durant cette décennie particulièrement agitée, Mitterrand fut, contrairement à la légende qu’il a lui-même contribué à façonner, un défenseur acharné de l’Empire français, et que son réformisme concernant les possessions ultramarines n’avait pour but que de lui permettre de résister aux vents de l’Histoire. Persuadé que la « grandeur de la France » reposait sur son empire colonial et que « la France du XXIe siècle sera[it] africaine ou ne sera[it] pas », il estimait que l’indépendance était une ligne rouge à ne surtout pas franchir – pas plus en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne. Il a d’ailleurs tout fait, en tant que ministre notamment, mais aussi en tant que député et responsable de parti, pour l’éviter. En cela, soutient Thomas Deltombe, il fut avec d’autres un des précurseurs de la Françafrique et un des concepteurs du néocolonialisme à la française.

« Le réformisme de Mitterrand était procolonialiste »

Rémi Carayol : Vous révélez un aspect de la vie politique de Mitterrand négligé, voire oublié par les historiens comme par les commentateurs politiques : il fut, après la Seconde Guerre mondiale, l’un des plus fervents partisans de l’Empire, tout en souhaitant le réformer. Vous écrivez que pour lui le continent africain « conditionne l’avenir et la survie de la nation française ». Comment cela s’est-il traduit ?

Thomas Deltombe : Le François Mitterrand des années 1940-1950 était-il, sur les thématiques coloniales, un homme « à part » ou, plus banalement, un homme « de son temps » ? Autrement dit : a-t-il développé des idées originales ou ses conceptions coloniales reflétaient-elles simplement celles de son milieu et de sa génération ? Voilà les questions que se sont posées, souvent en filigrane, la plupart de ses biographes. La réponse apportée est presque toujours la même, et elle me paraît très complaisante. Tout ce qui est perçu comme « négatif », à commencer par son attachement viscéral à la grandeur coloniale de la France, est mis sur le compte du « contexte de l’époque » et de « l’esprit de son temps ». À l’inverse, tout ce qui est jugé « positif », comme sa volonté de réformer le système impérial français, est mis à son crédit individuel.

Cela peut en gros se résumer par cette formulation déroutante : Mitterrand était certes attaché aux colonies, mais il a cherché à mettre fin au colonialisme. C’est par exemple ce qu’on peut lire dans sa biographie officielle sur le site de l’Élysée, où il est indiqué que François Mitterrand était en 1950-1951 un « partisan résolu de la décolonisation » alors même qu’il était… ministre de la France d’outre-mer ! Surprenant paradoxe…

Ce que montre mon enquête, c’est que tout cela n’est qu’une mystification. François Mitterrand était en réalité un ardent défenseur de l’Empire français mais il avait compris, comme quelques autres, que la seule manière de le préserver était d’en modifier certaines caractéristiques : entreprendre des réformes permettant de conserver l’essentiel tout en coupant l’herbe sous le pied des contestataires, à commencer évidemment par les mouvements anticolonialistes. Le réformisme de Mitterrand n’était donc pas anticolonialiste, comme ont voulu le croire à l’époque certains de ses concurrents politiques et comme il l’a prétendu par la suite : il était procolonialiste. Son but n’était pas de mettre fin au système colonial mais au contraire de l’« améliorer », afin de le faire perdurer. En ce sens, il était bien, en effet, un homme de son temps : il était convaincu, comme toute la génération politique de l’après-guerre, que la « grandeur de la France » reposait sur son empire colonial. Et, d’abord, sur l’Afrique.

Rémi Carayol : Comment expliquer l’attachement de François Mitterrand à l’Afrique alors qu’il n’a a priori aucun lien personnel avec ce continent ? Pour quelles raisons tient-il à ce point à préserver la « présence française » en Afrique, alors que, déjà, une partie de la gauche (certes minoritaire) soutient les mouvements de libération ?

Thomas Deltombe : Cet attachement viscéral est peut-être ce qui saute le plus immédiatement aux yeux quand on se penche sur cette histoire encore mal connue. Il n’est pas exagéré de dire que les affaires africaines – au sens large, nord-africaines et subsahariennes – constituent au cours des années 1950 la passion presque exclusive de François Mitterrand. Tous les autres sujets apparaissent à ses yeux secondaires. Cette passion a, à mon avis, trois sources.

La première est, disons, conjoncturelle : François Mitterrand a effectué plusieurs voyages en Afrique au tournant des années 1950 et en est revenu littéralement enchanté. Le journal personnel qu’il a tenu en janvier-février 1950 lors de son périple en Afrique de l’Ouest, dont je publie un certain nombre d’extraits inédits, est révélateur à cet égard : on y trouve tous les clichés lyriques, exotisants et paternalistes du récit de voyage en terre coloniale. Il est probable que ce soit ce voyage qui l’ait incité à réclamer le ministère de la France d’outre-mer – qu’il a obtenu – quelques mois plus tard, en juillet 1950.

La seconde source de cette « passion africaine » est plus structurelle : François Mitterrand est, de son propre aveu, un « nationaliste convaincu et impénitent »« Je ne suis pas seulement partisan de la présence française en Afrique, précise-t-il en septembre 1953, mais de l’expansion française, notamment dans le bassin de la Méditerranée, où notre droit de priorité est incontestable. » De fait, François Mitterrand, né en 1916, reste imprégné par la culture coloniale du XIXe siècle, qui fait de l’Afrique une terre à la fois de mission civilisatrice et de rivalités géostratégiques. Ces dernières sont réactivées par la guerre froide : face aux impérialismes concurrents, anglo-américain d’une part et soviétique d’autre part, la France ne pourra survivre, affirme-t-il, qu’en s’appuyant sur son socle africain. La France a la possibilité, grâce à son extension africaine, de constituer ce qu’il appelle une « nation-continent ». Tel est l’argument central de son livre Aux frontières de l’Union française, publié à l’été 1953, dont la première des trois parties est intitulée : « L’Afrique d’abord ». Alors que l’Indochine se sépare inexorablement de la France, explique-t-il, la conservation de l’arrière-cour africaine est un impératif vital. « La France du XXIe siècle sera africaine ou ne sera pas », écrit-il.

L’attachement mitterrandien à l’Afrique a une troisième explication : le jeune ministre, qui ne cache pas son insatiable ambition personnelle, a besoin de se spécialiser dans un domaine pour se distinguer d’un personnel politique hexagonal assez grisâtre. Les dossiers africains, relativement négligés par les caciques de la IVe République à l’orée des années 1950, apparaissent à François Mitterrand comme une opportunité : il pressent assez tôt qu’ils vont monter dans la hiérarchie de l’actualité et fait le pari qu’ils lui permettront du même coup de s’élever dans la hiérarchie gouvernementale. Et c’est exactement ce qui va se passer.

Le rapprochement Mitterrand-Houphouët, un froid calcul d’intérêts » 

Rémi Carayol : Vous revenez longuement sur sa relation avec Félix Houphouët-Boigny, alors député de Côte d’Ivoire et président du Rassemblement démocratique africain (RDA). Vous expliquez que ce n’est pas Mitterrand qui l’a « converti » à l’idée d’une collaboration avec les autorités françaises, mais qu’ils ont ensuite allié leurs forces pour permettre à l’Ivoirien de l’emporter sur la branche plus radicale au sein du RDA. De quelle manière ?

Thomas Deltombe : À l’aide d’une documentation largement inédite, récoltée notamment aux Archives nationales et aux Archives nationales de la France d’outre-mer, je débunke en quelque sorte un mythe que François Mitterrand s’est appliqué à répandre à partir des années 1960 : il aurait joué un rôle déterminant dans le processus historique de la décolonisation en se rapprochant de Félix Houphouët-Boigny alors qu’il était ministre de la France d’outre-mer et en le guidant sur la voie d’une indépendance négociée avec la France. Ce mythe semblait crédible dans les années 1960 car tout le monde paraissait avoir oublié qu’Houphouët-Boigny, devenu entre-temps le président d’un pays théoriquement souverain, la Côte d’Ivoire, avait au cours de la décennie précédente milité non pas pour mais contre l’indépendance des colonies africaines de la France. En somme, deux mythes se superposent : le mythe d’un Mitterrand « décolonisateur » s’appuie sur celui d’un Houphouët « indépendantiste ».

Les archives démentent ces deux mythes, et montrent au passage qu’Houphouët n’a pas eu besoin de Mitterrand pour définir sa propre stratégie en 1950. Si les deux hommes ont finalement conclu un pacte politique, en janvier 1952, celui-ci n’était nullement progressiste : il s’agissait d’éradiquer l’aile contestatrice et revendicative du RDA, alors incarnée par Gabriel d’Arboussier et par des mouvements comme l’Union des populations du Cameroun (UPC). Car cette tendance « radicale », d’obédience communiste et anticolonialiste, menaçait l’avenir impérial de la France sur lequel Mitterrand comme Houphouët avaient arrimé leurs destins personnels. Le premier, en s’appuyant sur un RDA domestiqué, comptait faire des affaires franco-africaines son ascenseur politique. Le second, en collaborant avec les autorités gouvernementales, espérait s’imposer comme l’homme fort de l’Afrique de l’Ouest (et faire prospérer la fortune qu’il avait accumulée dans le secteur du café-cacao en Côte d’Ivoire).

Loin d’une alliance émancipatrice, le rapprochement Mitterrand-Houphouët est le résultat d’un assez froid calcul d’intérêts et d’une commune conception des relations franco-africaines : le premier célèbre dès 1950 le « couple France-Afrique », le second évoque en 1955 l’émergence d’une « Françafrique ». Lire la Suite ICI

Photo UNE: François Mitterrand et Félix Houphouët-Boigny à Abidjan (probablement le 8 mars 1957). Cette photo non créditée et non datée a été retrouvée par Thomas Deltombe au cours de ses recherches.
FNSP, Direction des ressources et de l’information scientifique – Département des archives, Fonds UDSR
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