Chaque matin le soleil se lève, chaque soir la nuit nous est donnée. A côté de la part due aux échanges et rétributions, aux équivalences plus ou moins symétriques, il faudrait rappeler la part du commun, du gratuit, du donné pour rien, du non-marchand, du non-appropriable.
Alors pourquoi tout tangue, tout vacille et donne accès à une existence fuyante, des tranches de quotidien où planent le doute et le drame, où le pire menace constamment de sourdre? Que dire aussi de cette valse horrible de notre quotidien interconnecté qui suinte de haine, pue de toutes les odeurs des égouts, de toutes les haines, qui blesse durablement, qui fait pleurer et désespérer de l’humanité, qui maudit, qui tue, qui massacre, qui abaisse, qui rabaisse, qui ment, qui détruit, qui atomise, qui… comme des bombes, des balles qui giflent, des mots qui…
Maintenant, tout est jetable, y compris les valeurs. Et nous sommes tous incités à un recyclage perpétuel – professionnel, identitaire, relationnel.
En fait ce qui étouffe, c’est qu’on ne veut pas laisser devenir vivant notre désir d’un monde de libres égaux, qu’on ne réussit plus à faire entendre la nécessité de laisser respirer les utopies.
Notre bateau tangue dangereusement sous nos yeux médusés. Et pourtant, le monde nous est offert à butiner, comme aux abeilles. Et si nous sommes tellement enclins à accumuler des biens privés, tristement, c’est peut-être simplement parce que nous avons perdu le paradigme mutuel du bien commun, cet éventail par lequel nous assemblons nos façons d’interpréter la gratitude d’exister, cet intervalle entre nous qui définit le monde commun.
Le monde nous est offert à butiner
Butiner le monde, savourer, apprendre à vivre dans le présent, à apprécier totalement le cadeau qu’est chaque moment, à donner à chaque moment la place et l’attention qu’il mérite, en en faisant des étonnements heureux. C’est à ces mots que l’expression des idées, des sentiments et des vibrations de l’émotion se trouve le plus étroitement associée ; et c’est par sa présence, évocatrice de vie et de clarté, que l’écriture du poète scelle l’alliance du monde sensible et du regard sur lui porté : regard des yeux captés par la tendresse infinie de la lumière sur ces choses rassemblées, regard de la pensée qui saisit dans la plénitude d’un geste, d’un instant, le lien paradoxal de « l’inextinguible poussée de la vie » et d’un dépouillement qui a pouvoir de décaper et de conduire vers l’essentiel : « Je ne comprends pas la beauté sans un accroissement d’intensité de la vie, et je ne comprends pas cette intensité en dehors d’un dénudement dans la lumière».
C’est qu’à mes yeux, il n’est pas d’expérience poétique qui ne passe par ce « corps-esprit » où se trouvent investies « toute « l’intelligence », la totalité de l’acte de vivre » ; et pas de rencontre avec la lumière qui n’aille « à la rencontre d’une clarté au fond de soi ». D’où l’intensité de l’attention portée à ces moments de «vraie vie» » où l’émotion ouvre par l’altérité, un passage à la connaissance, la co-naissance, du monde et de l’être.
Être en phase avec la volonté de Dieu
Si vous avez déjà traversé la vallée des afflictions ou vu un être cher souffrir, en proie à une maladie douloureuse ou débilitante, vous savez l’importance vitale de la prière et l’espérance nourrie de l’exaucement.
La bataille était simplement d’accepter l’idée que Dieu puisse répondre d’une façon physique et humaine à mes prières relatives à des besoins physiques. Mais il le fait ! Il nous traite comme des êtres humains au corps blessé et endolori, et non pas seulement comme des esprits désincarnés. La prière comme disait Ghandi est la clé du matin et le verrou du soir.
Je me rends compte qu’il m’arrive parfois de m’approcher de Dieu dans une attitude qui reflète davantage un sentiment de devoir que de véritable attente de ce que Dieu peut faire. Mais la véritable question est celle-ci : jusqu’où sommes-nous prêts à voir Dieu répondre à nos prières et dans quelle mesure sommes-nous en phase avec Sa volonté ?
Transcender les conditionnements qui nous isolent…
Aurait-on vécu, d’aventure, une réactualisation récente de cette expérience d’abandon ou d’isolement dans notre histoire proche, que cela pourrait faire pont et faciliter la rencontre, mais tout aussi bien se dresser comme un mur infranchissable entre soi et les autres.
Et pourtant, cette phrase de l’écrivain Michel Tournier dans son roman « Vendredi ou les lymbes du pacifique » ne cesse de trotter dans ma tête et est même devenue pour moi une ritournelle mentale, un crédo existentiel : « Je n’existe que parce que l’autre existe. Exister, c’est aimer. »
La dimension universelle de ce principe en fait une « règle d’or » du bon sens. Elle ne demande pas de transformer l’autre en un miroir de soi-même, en transposant sur lui ses propres désirs. Elle invite plutôt à l’estimer lui aussi digne de respect et à l’apprécier dans ce qu’il a de plus personnel et d’unique.
Le respecter ainsi, c’est consentir à ce qu’il nous surprenne, nous déloge de nos certitudes, brise les images que nous avions de lui et nous échappe… L’estime de l’autre contrecarre ainsi sans cesse nos motivations inconscientes, car celles-ci transforment toujours autrui en une décalcomanie de nous-mêmes.
L’aspiration comporte en elle-même un vœu de réciprocité. Elle inscrit dans les relations humaines un donner et un recevoir qui exclut tout paternalisme et toute dépendance infantile. Chacun offre à l’autre ce qui peut le faire grandir en humanité et reçoit de lui ce que celui-ci peut lui donner en retour. Le regard que l’on porte sur l’autre, la parole que l’on se donne ou le service que l’on se rend est la médiation d’un don plus profond : celui du sujet lui-même qui s’offre à l’hospitalité de l’autre.
Nous sommes ainsi conviés à transcender les conditionnements qui nous isolent ou nous clôturent dans le cercle restreint de nos relations immédiates pour nous ouvrir à tout être humain, quel qu’il soit.
Vivre moralement ne consiste donc pas d’abord à observer des commandements… Il s’agit bien plutôt de vivre des relations vraies avec soi-même et avec l’autre, et ainsi, de se rendre responsable de sa propre vie et de celle d’autrui.
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