Omar Blondin Diop, 50 ans après (2/2) L’art, miroir de la Révolution

À l’occasion du du cinquantième anniversaire de la mort d’Omar Blondin Diop le 11 mai 1973 à la prison de Gorée, nous vous proposons une série sur le parcours du jeune philosophe devenu martyr issue du chapitre de livre de Florian Bobin « Omar Blondin Diop : un artiste et militant ouest-africain en mouvement » à lire intégralement ici. Le premier volet a retracé sa trajectoire militante (à lire ici). Ce second volet aborde sa sensibilité artistique.

Le jeune Omar Blondin Diop développa une sensibilité artistique très tôt. Quand, au milieu des années 1960, sa famille retourna au Sénégal, lui resta à Paris pour poursuivre ses études littéraires et philosophiques, approfondissant sa lecture des classiques de la philosophie occidentale ; d’Aristote, Rousseau et Spinoza à Kant, Hegel et Heidegger. De retour à Dakar lors des vacances d’été, il apportait avec lui plusieurs valises entières d’ouvrages – aussi bien des essais politiques que des romans – qu’il partageait avec ses nombreux frères cadets. Parmi eux, Cheikh Hamallah se rappelle avec ferveur du roman de l’écrivain afro-américain Sam Greenlee The Spook Who Sat by the Door, qui, pour de nombreux militants de la libération noire, démontrait de la possibilité d’infiltrer le « système », incarné ici par la CIA, pour mieux préparer le soulèvement populaire.

Chanter pour réenchanter

À cette période, Blondin Diop avait lui-même amorcé l’écriture d’un ouvrage inachevé intitulé Les Stones ou la Nouvelle Musique populaire. Entamé dans le sillage du mouvement de « Mai 68 », il y analyse l’évolution, en Occident, de ce qu’il appelle la « nouvelle musique populaire » ; soit le rock and roll. Mode d’expression contestataire d’une jeunesse dont la violence, explique-t-il, « était alors une façon d’exister en s’extériorisant », il caractérise le rock comme un « sous-produit du rhythm and blues qui est la forme idiomatique et primitive que prenait chez les Noirs le refus du jazz domestiqué qu’était devenu le swing ». Ce questionnement sur le rôle de la musique, aussi bien dans le maintien d’un ordre violent que dans la révolte d’une jeunesse en quête de changement, illustre le souci du philosophe de pleinement intégrer l’art dans sa lecture du processus révolutionnaire.

Plus loin dans le manuscrit, il s’intéresse à l’exportation outre-Atlantique de cette musique née aux États-Unis : « C’est le vide ainsi laissé par le système traditionnel d’éducation, écrit-il, qui a permis la pénétration en force de l’américanisme d’abord sous la forme des produits de toutes sortes (Levy’s, blousons, bottes, Flippers, Juke boxes, cinéma) ». Blondin Diop explore ainsi la trajectoire du groupe britannique The Rolling Stones, l’un des ensembles musicaux les plus emblématiques de l’époque, qui, malgré son succès international, incarnait toujours selon lui « le modèle parfait du mauvais garçon anglais dont la spontanéité rebelle se manifeste de la façon la plus spectaculaire sur scène ».

Pour comprendre l’intérêt que Blondin Diop portait pour les Rolling Stones, et plus généralement la musique, il nous faut remonter, au moins, au début des années 1960. Ses parents férus de Ray Charles et Ella Fitzgerald, l’adolescent Omar a assisté à de nombreux concerts de vedettes comme Claude François et The Beatles. Puis, en fin de cycle secondaire, poursuivant ses études à Paris alors que sa famille, installée en France depuis une demi-décennie, décida de rentrer au Sénégal, Jean-Claude Lambert, un commerçant français ayant opéré dans la filière de l’arachide dans la région de Kaolack au milieu des années 1950, et avec qui Ibrahima Blondin Diop, le père d’Omar, s’était noué d’amitié, assuma le rôle de garant : au fil de ses visites chez Lambert, l’étudiant s’initia ainsi au jazz ; écoutant soigneusement Miles David, Charlie Parker et John Coltrane.

Très vite dans les années qui suivirent, la contre-culture anglo-américaine prit d’assaut les campus universitaires du monde entier. Déjà en 1967, année du « Summer of Love », nombre d’étudiants aux États-Unis comme en France passaient généralement plus de temps à refaire le monde dans leurs chambres qu’à assister aux cours magistraux. Ces moments de communion étaient des expériences sensorielles lors desquelles la musique jouait un rôle central. Avec ses colocataires de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Blondin Diop passait ainsi des heures à écouter les sons de groupes comme Pink Floyd, The Doors et The Rolling Stones.

Et si la Révolution était télévisée ?

Au début de l’année 1967, le réalisateur Jean-Luc Godard, suivant l’évolution de la Révolution culturelle chinoise initiée l’année précédente par Mao Tsé-Toung, se lança dans le tournage d’un film critique sur ses influences dans la jeunesse en France. À la recherche d’un étudiant marxiste-léniniste partant pour se prêter au jeu d’acteur, il entendit parler de Blondin Diop, alors militant à l’Union des jeunesses communistes marxistes léninistes. Antoine Gallimard, vieil ami du Sénégalais, et Anne Wiazemsky, compagne d’alors de Godard, organisèrent la rencontre entre les deux dans un restaurant du Boulevard Montparnasse. « Dans le brouhaha habituel de la brasserie qui l’obligeait à parler fort, Jean-Luc se lança dans un discours un peu confus, rapporte Wiazemsky. Omar répondait du mieux qu’il le pouvait en tâchant de conserver son calme ».

Quelques semaines plus tard, Godard rappela Blondin Diop pour lui proposer de rejoindre l’équipe de La Chinoise et jouer son propre rôle, un « jeune étudiant marxiste-léniniste noir » ; le camarade X. Malgré l’écho au révolutionnaire afro-américain Malcolm X, c’est bien de la gauche européenne dont il s’agit dans son allocution. Vêtu d’un pull rouge brique, appuyé sur une table habillée de littérature révolutionnaire, le militant sénégalais se présente devant un parterre de jeunes noyés dans la lecture du Petit Livre Rouge de Mao, à qui il déclame : « La mort de Staline nous a permis de sortir en partie de notre provincialisme théorique, de reconnaitre et de connaitre ceux qui ont existé et existent en dehors de nous et, voyant ce dehors, de commencer de nous voir nous-mêmes du dehors, de connaitre le lieu que nous occupons dans la connaissance et l’ignorance du marxisme et ainsi de commencer à nous connaitre ».

L’année suivante, à l’été 1968, c’est à Londres que Blondin Diop se rendit en tant que consultant sur le tournage d’une autre réalisation de Godard, One Plus One, sorte d’allégorie de la Révolution tant souhaitée, superposant, simultanément, des images de construction et de destruction. Construction, d’une part, du morceau Sympathy for the Devil des Rolling Stones, filmés en pleine séance d’enregistrement ; destruction, d’autre part, de la suprématie blanche, à travers la libération noire portée par les Black Panthers, dont on entend des membres, installés dans une casse automobile sur les bords de la Tamise, lire des extraits de Black Music (1967) d’Amiri Baraka et Soul on Ice (1968) d’Eldridge Cleaver.

La rencontre avec les Rolling Stones et les membres du British Black Panther Movement fut un moment fort pour le jeune étudiant de passage en Angleterre. Tandis qu’il publia, au printemps 1969, une critique du film Chelsea Girls d’Andy Warhol et Paul Morrissey, il se lança dans l’écriture de son ouvrage Les Stones ou la Nouvelle Musique populaire. De retour dans la capitale française au crépuscule de l’été 1968, Blondin Diop décrit l’ambiance dans ses notes personnelles : « Attendre que Paris s’éveille de cet été 68, c’est une façon de respecter la sieste du père de famille dont les enfants ont déserté la maison pour poursuivre les jeux commencés le matin. Dans le silence du mois d’août, je ne médite, je prépare ; je fomente – ce qui n’exclut pas la rêverie ; ce qui est synonyme de poésie ».

La rue comme arène, « pourvoyeuse de rêves et de mythes »

 Expulsé du territoire français l’année suivante, Blondin Diop s’inspirera de ses expériences artistiques. Dans son manuscrit sur la musique populaire, il écrivait déjà, à propos du cinéma, que celui-ci « joue son rôle toujours de pourvoyeur de rêves et de mythes ». « Mais ces rêves, ces mythes, précise-t-il, n’ont de prise que s’ils répondent à certaines aspirations ». De retour à Dakar, s’insérant dans le milieu militant sénégalais, tout en repoussant les structures formelles, il promut la performance artistique et développa le projet d’un « théâtre dans la rue qui dira ce qui préoccupe et intéresse le peuple », étroitement lié à la méthode du Théâtre de l’Opprimé de l’écrivain et dramaturge brésilien Augusto Boal. Se penchant sur l’art et son potentiel révolutionnaire, Blondin Diop écrit : « Avant de jouer dans un quartier il faudra en connaître les habitants, s’implanter parmi eux notamment parmi les jeunes […]. Notre théâtre ira sur les lieux de rassemblement de la population (marchés, cinéma, stades). […] S’efforcer donc de donner à chaque thème, à chaque situation, à chaque personnage, une dimension africaine ».

L’artiste Issa Samb, dit Joe Ouakam, entretenait cette même idée que le théâtre, comme espace fermé, poussait à une séparation entre acteurs et spectateurs, contraignant ainsi « le public africain à s’assoir avec les mains sur leurs genoux comme les Européens ». Membre actif du collectif artistique Laboratoire Agit’Art, Joe Ouakam était un ami proche de Blondin Diop, qui côtoya, lors de son séjour dakarois de 1969-1970, les artistes qui formeront l’ensemble quelques années plus tard. Leur proximité fut telle qu’il est apparu, en décembre 2019 sur l’île de Ngor à Keur Yaadikoone, dans une fresque hommage aux membres du collectif.

Ce n’est pas la première fois que la figure de Blondin Diop est remobilisée dans une œuvre d’art. Dès 1975, El Hadji Momar Sambe, dit Moor Faama, du Front culturel sénégalais, écrivait le poème Degluleen mbokk yi dans lequel il chante son amour pour l’Afrique et son indignation devant la perpétuation des crimes du passé, exclamant : « Ils ont assassiné Oumar Diop / Comme ils ont assassiné ceux de Nder et de Thiaroye ». Reprise en chanson par le musicien Seydina Insa Wade en 1978, le morceau, titré « Afrik », sera censuré dès sa sortie. Trois ans plus tard, la plume de l’écrivain Boubacar Boris Diop fit du révolutionnaire un personnage de roman, ombre de Kaba Diané, dans son roman de politique-fiction Le temps de Tamango. A cette même époque, à l’issue d’une représentation de la pièce de théâtre de Joe Ouakam Le lait s’était caillé trop tôt, à la mémoire du martyr Omar Blondin Diop, l’armée sénégalaise entra de force dans le Village des arts, où étaient installés les locaux du Laboratoire Agit’Art, se saisit des lieux et le ferma.

Omar Blondin Diop au présent

Bien que la mort d’Omar Blondin Diop demeure un trou du récit historique officiel, une nouvelle génération de militants et artistes semble avoir à cœur de réhabiliter sa mémoire. Le 2 mars 2021 à Dakar, à la veille des manifestations qui embrasèrent le pays, le Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp–France Dégage) tint une conférence de presse pour appeler à la mobilisation de l’opposition. Derrière la table où s’exprimèrent les orateurs trônait le portrait de Blondin Diop. Son visage est également central dans l’immense fresque dessinée dans la capitale sénégalaise par le collectif de graffeurs Radikal Bomb Shot un an plus tôt, au lendemain du meurtre de George Floyd aux États-Unis, en hommage aux combattants de la libération noire à travers le monde.

Le symbole, fort, n’est pas anodin. Face à la désillusion des indépendances africaines, les jeunesses actuelles affichent une volonté de se réapproprier des figures qui incarnent ce combat – toujours urgent à leurs yeux – pour une véritable souveraineté. Plus de soixante ans après la création de nouveaux États africains, le questionnement sur leur cheminement, et leur indépendance réelle, demeure profond. Une « indépendance de pacotille », estime le militant Guy Marius Sagna du Frapp, organisation descendante des mouvements clandestins de gauche opposés à Senghor, tant « le Moom sa réew, le Bokk sa réew et le Defar sa réew [le slogan du Parti africain de l’indépendance] sont encore d’actualité ».

 Pour se plonger davantage dans les écrits laissés par Omar Blondin Diop, nous vous convions à la présentation du livre inédit « Nous voir nous-mêmes du dehors. Réflexions politiques d’Omar Blondin Diop (1967-1970) » compilé Florian Bobin ce vendredi 12 mai à 16h à l’Hôtel de ville de Dakar.

 

Florian Bobin est étudiant-chercheur en histoire à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, auteur d’une biographie d’Omar Blondin Diop et éditeur d’une sélection des écrits du philosophe (tous deux à paraître).

 

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