Le professeur américain, aujourd’hui âgé de 93 ans, s’exprime sur la catastrophe climatique et la menace de guerre nucléaire. Source: Les-Crises.
C’est à l’âge de dix ans que Noam Chomsky a été confronté pour la première fois aux périls d’une l’agression étrangère. « Le premier article que j’ai écrit pour le journal de l’école primaire concernait la chute de Barcelone [en 1939] », s’est rappelé Chomsky lors d’une récente conversation par vidéoconférence. Il décrivait l’avancée du « spectre du fascisme » dans le monde. « Je n’ai pas changé d’avis depuis, la situation n’a fait qu’empirer », a-t-il remarqué, sardonique. En raison de la crise climatique et de la menace de guerre nucléaire, m’a dit Chomsky, « nous sommes en train de nous rapprocher du tournant le plus dangereux de l’histoire de l’humanité… Nous sommes maintenant confrontés à la perspective de la destruction de toute vie humaine organisée sur Terre. »
On pourrait sans doute pardonner à Chomsky, qui est sans doute l’universitaire vivant le plus souvent cité au monde, de se retirer de la sphère publique à l’âge de 93 ans. Mais en ces temps de crise permanente, il a conservé la ferveur intellectuelle d’un jeune radical, plus préoccupé par la survie du monde que par la sienne propre. Il est une publicité vivante de l’injonction de Dylan Thomas – « N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit » [tiré du poème qui se poursuit par « le vieil âge devrait brûler et s’emporter à la chute du jour / Rager, s’enrager contre la mort de la lumière, NdT] – ou pour ce que Chomsky appelle « la théorie du vélo : si tu continues à aller vite, tu ne tombes pas ».
C’est à l’occasion de la publication de Chronicles of Dissent, un recueil d’entretiens entre Chomsky et le journaliste radical David Barsamian entre 1984 et 1996 que nous avons eu cet entretien. Mais la toile de fond en est la guerre en Ukraine – un sujet sur lequel Chomsky est, sans surprise, volubile.
« C’est une monstruosité à l’encontre de l’Ukraine », a-t-il déclaré. Comme beaucoup de Juifs, Chomsky a un lien familial avec la région : son père est né dans l’actuelle Ukraine et a émigré aux États-Unis en 1913 pour éviter de servir dans l’armée tsariste ; sa mère est née en Biélorussie. Chomsky, qui est souvent accusé par ses détracteurs de refuser de condamner tout gouvernement anti-occidental, a dénoncé sans hésitation « l’agression criminelle » de Vladimir Poutine.
Mais il a ajouté :
« Pourquoi l’a-t-il fait ? Il y a deux façons d’aborder cette question. La première, celle qui est à la mode en Occident, consiste à sonder les recoins de l’esprit tordu de Poutine et à essayer de déterminer ce qui se passe dans sa psyché profonde. L’autre façon consisterait à examiner les faits : par exemple, en septembre 2021, les États-Unis ont publié une déclaration politique forte, appelant à une coopération militaire renforcée avec l’Ukraine, à l’envoi d’armes militaires de pointe, le tout faisant partie du programme de renforcement de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Vous pouvez faire votre choix, nous ne savons pas laquelle est la bonne. Ce que nous savons, c’est que l’Ukraine n’est pas au bout de sa destruction. Et il est fort possible que nous en arrivions à une guerre nucléaire finale si nous ne saisissons pas toutes les différentes possibilités qui existent pour un règlement négocié. »
Comment répond-il à l’argument qui voudrait que la plus grande crainte de Poutine se soit pas l’encerclement par l’OTAN mais la propagation de la démocratie libérale en Ukraine et dans le « voisinage étranger immédiat » de la Russie ?
« Poutine est tout autant inquiet de la démocratie que nous le sommes. S’il est possible de sortir de la bulle de propagande pendant quelques minutes, les États-Unis ont un long passé de sape et de destruction de la démocratie. Dois-je développer ? L’Iran en 1953, le Guatemala en 1954, le Chili en 1973, et ainsi de suite… Mais nous sommes censés maintenant glorifier et admirer le formidable engagement de Washington en faveur de la souveraineté et de la démocratie. Ce qui s’est passé dans l’histoire n’a aucune importance. Ça, c’est pour les autres. Qu’en est-il de l’expansion de l’OTAN ? Le [secrétaire d’État américain] James Baker et le président George HW Bush ont promis explicitement et sans ambiguïté à Gorbatchev que s’il acceptait de laisser une Allemagne réunifiée rejoindre l’OTAN, les États-Unis s’assureraient qu’il n’y aurait pas le moindre glissement vers l’est. Il y a beaucoup de mensonges à ce sujet en ce moment. »
Chomsky, qui a fait remarquer en 1990 que « si les lois de Nuremberg étaient appliquées, tous les présidents américains de l’après-guerre auraient été pendus », a parlé avec dédain de Joe Biden.
« Il est certainement juste d’être moralement indigné quant à ce que Poutine fait à l’Ukraine », a-t-il déclaré à propos de la récente déclaration de Biden selon laquelle le président russe « ne peut plus rester au pouvoir. » Mais il serait encore plus judicieux d’être moralement indigné au sujet d’autres atrocités innommables… En Afghanistan, littéralement des millions de personnes sont confrontées à une famine imminente. Pourquoi ? Il y a de la nourriture sur les marchés. Mais les gens qui ont un peu d’argent doivent regarder leurs enfants mourir de faim parce qu’ils ne peuvent pas aller au marché pour acheter de la nourriture. Pourquoi ? Parce que les États-Unis, avec l’appui de la Grande-Bretagne, gardent les fonds de l’Afghanistan dans des banques new-yorkaises et ne veulent pas les débloquer. »
Le mépris de Chomsky envers les hypocrisies et les contradictions de la politique étrangère américaine ne surprendra pas quiconque a lu l’un de ses nombreux livres et pamphlets (son premier ouvrage politique, American Power and the New Mandarins, publié en 1969, prédisait la défaite des États-Unis au Vietnam). Mais il est aujourd’hui peut-être plus enflammé lorsqu’il évoque le retour possible de Donald Trump et la crise climatique. La Suite ICI: les-crises.fr/noam-chomsky
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