Noam Chomsky : « Les Républicains se battront pour le maintien de l’inégalité des classes à n’importe quel prix »

Le Parti républicain n’a cessé de se rapprocher de l’aile extrêmement réactionnaire du système politique au cours des dernières décennies. À certains égards, Trump a simplement accéléré et finalement scellé dans le béton la mutation du GOP en une organisation politique anti-démocratique et proto-fasciste — mais le phénomène Trump est, à d’autres égards, singulier dans l’histoire politique, et son impact sur la politique et la société américaines se ressentira sans aucun doute pendant de nombreuses années à venir. Source: Les Crises, Truthout, C.J. Polychroniou, NoamChomsky

Dans l’interview qui suit, Noam Chomsky, universitaire et intellectuel public de renommée mondiale, propose une analyse détaillée de l’évolution du contexte politique américain et du rôle essentiel que la lutte des classes et la répression ont joué pour faire de la culture d’entreprise la force dominante, transformant la société américaine en une dystopie néolibérale. Chomsky explique également en quoi le GOP d’aujourd’hui a transformé la politique américaine en une véritable guerre culturelle, tout en poursuivant des politiques qui suppriment les droits sociaux et étouffent la liberté intellectuelle, et pourquoi le « gouvernement raciste nationaliste chrétien proto-fasciste de Viktor Orbán [est] … salué comme étant le modèle idéal pour l’avenir ». Par ailleurs, il dresse un bilan de la situation politique dans le cadre de l’adoption de la loi sur la réduction de l’inflation.

Chomsky est professeur émérite du département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona. Il est l’un des chercheurs les plus fréquemment cités dans le monde et un intellectuel reconnu considéré par des millions de personnes comme un trésor national et international.

Chomsky a publié plus de 150 ouvrages sur la linguistique, la pensée politique et sociale, l’économie politique, l’étude des médias, la politique étrangère des États-Unis et les affaires mondiales. Ses derniers livres sont The Secrets of Words (avec Andrea Moro ; MIT Press, 2022) (Le mystère des mots, non traduit) ; The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power (avec Vijay Prashad (Le repli : Irak, Libye, Afghanistan, et la fragilité de la puissance américainenon traduit) ; The New Press, 2022) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic and the Urgent Need for Social Change (avec C. J. Polychroniou ; Haymarket Books, 2021) (Le Précipice : néolibéralisme, pandémie et urgence d’un changement socialnon traduit).

C.J. Polychroniou : Noam, le Parti républicain est devenu une organisation politique ouvertement anti-démocratique qui conduit les États-Unis sur la voie de l’autoritarisme. En fait, la plupart des électeurs du GOP continuent de soutenir une personnalité politique qui a pourtant tenté de faire capoter une élection présidentielle et semblent s’être entichés de l’homme fort de la Hongrie, Viktor Orbán, qui a démantelé la démocratie dans son propre pays. La façon dont les Républicains ont réagi à la perquisition de Mar-a-Lago par le FBI n’est pas non plus très surprenante. L’État de droit leur importe bien peu, et pourtant, ce sont les Démocrates qui, selon les conservateurs, font évoluer le pays vers l’autoritarisme. Qu’est-ce qui caractérise le parti républicain actuel ?

Noam Chomsky : Ce qui se déroule sous nos yeux est une sorte de tragédie classique, dont la conclusion sinistre est prédéterminée, et vers laquelle la marche semble inexorable. Ses origines sont profondément ancrées dans l’histoire d’une société qui a su se montrer libre et généreuse pour les privilégiés, effroyable pour ceux qui étaient en travers de son chemin ou marginalisés.

Il y a un siècle, on a atteint une situation qui présente certaines similitudes avec celle d’aujourd’hui. Dans son étude de référence, The Fall of the House of Labor, l’historien du travail David Montgomery écrit que dans les années 1920, « le contrôle de la vie américaine par les entreprises semblait assuré… et que la rationalisation des entreprises pouvait alors se poursuivre grâce au soutien indispensable du gouvernement ». Les inégalités grimpaient en flèche, de même que la corruption et la cupidité. Le vigoureux mouvement ouvrier avait été écrasé par la peur rouge de Woodrow Wilson [La peur rouge est la crainte généralisée d’une éventuelle montée du communisme, de l’anarchisme ou d’autres idéologies gauchistes, NdT], après des décennies de répression violente.

« L’Amérique moderne était née au mépris des manifestations ouvrières, poursuit Montgomery, même si chaque étape de sa formation avait été influencée par les diverses actions, organisations et propositions émanant de la vie des milieux ouvriers. » À la fin du XIXe siècle, il semblait possible que les Chevaliers du travail [Le Noble and Holy Order of the Knights of Labor est une organisation de défense ouvrière pré-syndicale qui exista de 1869 à 1949 aux États-Unis. Elle s’inspirait du modèle maçonnique et des compagnonnages, NdT], qui exigeaient que ceux qui travaillent dans les usines en soient propriétaires, puissent s’associer au mouvement des agriculteurs radicaux, les Populistes, qui recherchaient une « République coopérative » qui libérerait les agriculteurs de la tyrannie des banquiers et des gestionnaires de marché du nord-est. Cela aurait pu conduire à une Amérique très différente. Mais cette idée n’a pas pu résister à la répression et à la violence de l’État et des entreprises.

Quelques années après la chute de la maison du travail [ expression née de La chute de la maison du travail: le lieu de travail, l’État et l’activisme ouvrier américain, 1865–1925 qui est un livre publié en 1988 par l’historien de l’Université de Yale, David Montgomery, NdT], survient la Grande Dépression. Le mouvement ouvrier renaît et se développe, évoluant en une organisation de type industriel à grande échelle et une démarche militante. Il y a surtout une administration compréhensive et un environnement politique dynamique et souvent radical. Tout cela a jeté les bases des réformes du New Deal qui ont énormément amélioré la vie des Américains et ont eu des répercussions sur la social-démocratie européenne.

Le monde des affaires est divisé. Les recherches de Thomas Ferguson montrent que les entreprises à forte intensité de capital et à vocation internationale acceptaient les politiques du New Deal, tandis que les entreprises à forte intensité de main-d’œuvre et à vocation nationale y étaient farouchement opposées. Leurs publications mettaient en garde contre les « risques encourus par les industriels » en cas d’action syndicale soutenue par « le pouvoir politique récemment obtenu par les travailleurs », des questions approfondies dans Taking the Risks out of Democracy d’Alex Carey, qui a ouvert la voie en matière de recherches sur la propagande d’entreprise.

Dès la fin de la guerre, le monde des affaires a lancé une attaque majeure contre le monde du travail. Son ampleur était impressionnante, allant de séances d’endoctrinement forcé de la main-d’œuvre à la prise de contrôle des ligues sportives. Tout cela faisait partie du projet de « vente de la libre entreprise » [Dans Selling Free Enterprise, Elizabeth Fones-Wolf décrit comment les chefs d’entreprise conservateurs se sont efforcés de détourner les travailleurs de leur loyauté envers les syndicats et le gouvernement, NdT], tandis que les commerciaux se gavaient joyeusement à la table ouverte publique alors que le travail difficile et créatif de construction de la nouvelle économie de haute technologie était à la charge de l’aimable contribuable.

La répression violente ne permettait plus de renouer avec les jours de gloire des années 20. Des moyens plus subtils d’endoctrinement ont été mis au point, y compris des « méthodes scientifiques pour briser les grèves », qui sont désormais élevées au rang d’art avec le soutien des administrations depuis Reagan, qui se soucient bien peu des lois relatives au travail qui subsistent encore.

La stratégie des entreprises a été favorisée par les attaques contre les libertés civiles connues sous le nom de « maccarthysme » qui ont conduit à l’expulsion de nombreux militants et organisateurs syndicaux parmi les plus efficaces. Les syndicats ont conclu un accord avec le capital afin d’obtenir des avantages pour leurs membres ( sans toutefois concerner le public) en échange de l’abandon de tout rôle majeur dans les ateliers.

Le capitalisme réglementé des premières années d’après-guerre a été qualifié d’« âge d’or du capitalisme [d’État] », caractérisé par une croissance élevée et équitable. Au milieu des années 60, grâce à la coopération d’une administration bienveillante, le militantisme populaire a commencé à exposer une partie de l’histoire américaine longtemps dissimulée et à s’attaquer à certains de ses héritages les plus cruels. La Suite ICI: https://www.les-crises.fr/noam-chomsky-les-republicains-se-battront

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