Mort de Wayne Shorter, le plus fascinant des jazzmen

Musicien hors pair et compositeur parmi les plus influents du jazz moderne, Wayne Shorter, compagnon de route de Miles Davis, aura exploré avec une créativité sans limites les voies les plus diverses du jazz. Il est mort ce jeudi à 89 ans. Source: Louis-Julien Nicolaou pour telerama.fr.

Pour le jazz, la perte est immense. Respecté de tous, Wayne Shorter est mort ce jeudi à 89 ans. Il comptait parmi la poignée de musiciens qui, après la révolution be-bop, avaient défini de nouveaux caps pour cette musique. À chaque virage important, il avait été présent : le hard bop avec les Jazz Messengers, un jazz libéré de ses contraintes formelles aux côtés de Miles Davis, puis la fusion et l’ouverture à toutes les possibilités avec Weather Report et en solo. Apparu après John Coltrane et Sonny Rollins, Shorter avait dû intégrer plus vite que n’importe qui leurs innovations. Non seulement il y était parvenu, mais il avait en outre su s’imposer comme l’un des solistes et compositeurs les plus influents du jazz moderne.

Né à Newark (New Jersey) le 25 août 1933, Wayne Shorter a rapidement témoigné d’une curiosité pour tout, et plus particulièrement pour la musique. Encore enfant, il passe des heures à la bibliothèque, où il dévore des comics, mais aussi des biographies de Beethoven, Mozart ou Chopin. Passionné de science-fiction, il commence à pratiquer la clarinette à 15 ans, pour reproduire ce qui lui paraît en être la bande originale : le be-bop. « Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Thelonious Monk ont pris la place de Captain Marvel », s’amusera-t-il.

Très vite, le jeune homme, qui est passé au saxophone (ténor et soprano), se montre sensible à la question du sens en art. Par-delà ses différentes évolutions, ce sera une constante chez lui : pour Shorter, la musique ne sera jamais une fin mais un moyen destiné à traduire des réflexions, des visions ou des idées. Les théories de l’art pour l’art ou de l’art comme pur jeu formel lui resteront étrangères. Dès l’origine, c’est aussi un boulimique qui, lors de ses quatre années d’études à l’université de New York, se penche sur Stravinsky et Rachmaninov et ne cesse de se nourrir de philosophie et de cinéma.

En 1958, libéré de ses obligations militaires, il entame sa carrière professionnelle. Le trompettiste Lee Morgan le présente alors à Art Blakey, qui ne tarde pas à l’engager. À 26 ans, le voici membre des Jazz Messengers, l’une des formations les plus toniques et rutilantes du hard bop. Batteur de génie et meneur d’hommes intransigeant, Blakey a coutume de dire : « Je n’écris rien, mais j’ai des compositeurs. » Shorter va lui donner raison en se montrant particulièrement prolifique. Devenu le directeur musical de l’orchestre, il lui offre Africaine, Giantis, Mr. Jin, United, El Toro ou encore Free for All, son premier chef-d’œuvre. Autant de titres qui témoignent de ses recherches sur les rythmes afro-latins, les associations de timbres et la possibilité de refléter en musique un discours d’émancipation.

Un compositeur décisif

Dès 1959, Miles Davis avait reconnu en Shorter, qui prenait alors des leçons auprès de John Coltrane, un saxophoniste des plus prometteurs. Éprouvant de grandes difficultés à trouver un remplaçant régulier à « Trane », parti accomplir son odyssée personnelle, il l’invite à plusieurs reprises à intégrer son orchestre. Shorter finit par accepter et, en 1964, quitte les Jazz Messengers pour rejoindre Herbie Hancock (piano), Ron Carter (contrebasse) et Tony Williams (batterie) : le « second grand quintet » est né, dont l’influence sur le jazz moderne demeure encore vive. D’emblée, Miles fait preuve d’une certaine reconnaissance envers le plus âgé de ses musiciens en donnant au premier album de son nouveau groupe le titre d’une de ses compositions, E.S.P. De fait, le saxophoniste joue un rôle central au sein de ce dispositif dont l’alchimie unique repose sur l’équilibre de nombreux contraires.

Quand Miles lui déclare, « Hey, Wayne ! As-tu déjà pensé à jouer une musique qui ne sonne pas comme de la musique ? », il sait bien à qui il s’adresse : Shorter pense exactement la musique de cette façon, par abstractions. Comme à son habitude, le trompettiste fera donc le tri. S’il ne se soucie pas tellement des métaphysiques souvent fumeuses du jeune homme (dans les notes de pochette de son propre album, Night Dreamer, ce dernier explique avoir voulu « essayer d’exprimer ici une idée du jugement qui vient – jugement pour toute chose vivante, depuis la plus petite fourmi jusqu’à l’homme […]. Ma définition du jugement à venir est une période de lumière absolue pendant laquelle nous découvrirons ce que nous sommes et pourquoi nous sommes ici. »), les six disques que le quintet enregistre entre 1965 et 1969 offrent une large place à ses compositions.

Au free jazz alors en pleine explosion, la formation de Miles oppose une liberté « cadrée », déterminée par une réactivité instinctive aux suggestions de chacun de ses membres. Miles dira que Shorter, « le concepteur intellectuel » du groupe, avait « compris que la liberté en musique consistait à bien connaître les règles afin de les plier à sa propre convenance ». Aussi la forme du discours élaboré par le quintet ne cessera-t-elle de changer pour s’adapter à des principes en constante évolution. Dans ce contexte, l’énergie créatrice de chacun se trouve hautement stimulée. Bénéficiant de la confiance de Miles, Shorter en profite pour développer une écriture toujours plus fine, comme en témoignent Masqualero, Prince of Darkness, Nefertiti, Pinocchio et Paraphernalia. Parallèlement à cette activité, il publie également, entre 1964 et 1970, onze albums sous son nom.

Du hard bop au free, en passant par le jazz modal, il y explore les voies les plus diverses et s’impose comme un musicien toujours plus ambitieux. S’il fait souvent appel aux musiciens du quintet, il n’hésite pas à employer ceux du quartet de Coltrane, dont il se montre proche dans l’album Juju. Sa progression artistique au cours de ces quelques années est stupéfiante et bon nombre de ses nouvelles compositions marquent les esprits, notamment Footprints, Infant EyesVirgoAdam’s AppleMahjongTom Thumb’s et Super Nova.

Expérimentation illimitée

En 1969 et 1970, Miles Davis publie deux albums qui annoncent au monde l’avènement de la fusion, In a Silent Way et Bitches Brew. Il s’entoure alors de nouveaux comparses prêts à le suivre sur la voie électrique, Chick Corea, John McLaughlin, Larry Young, Jack DeJohnette ou encore Joe Zawinul, claviériste autrichien que Shorter connaît depuis la fin des années 1950. Le saxophoniste, qui use de plus en plus du soprano, quitte Miles peu après l’enregistrement de Bitches Brew. Considérant ce qu’il a accompli en dix ans, il pourrait désormais se contenter de vivre sur ses acquis. Mais il préfère opter pour l’expérimentation illimitée.

Avec Zawinul et le bassiste Miroslav Vitouš, il fonde Weather Report qui, en près de quinze ans et seize albums, va exercer, une fois encore, une influence colossale sur le jazz. La musique follement inventive développée par cette formation emprunte librement au rock, au funk et à la musique électronique, aussi bien qu’aux rythmes et tournures d’Amérique du Sud et d’Afrique. Chacune de ses compositions tient à la fois de l’essai poétique et du « bulletin météo » (weather report) en ceci qu’elle s’apparente à une mesure instantanée d’un état de moiteur, de turbulences, d’excitation ou d’apaisement. Autour de Zawinul et Shorter (Vitouš quitte le groupe en 1974), le personnel ne cessera de varier sans que la musique y perde en qualité – au contraire, l’arrivée de Jaco Pastorius en 1975 permet au groupe d’accéder à une dimension encore plus élevée.

Mais l’hégémonie grandissante des synthétiseurs de Zawinul, sa créativité insatiable et la conception globalisante des compositions (qui ne sont plus organisées en thèmes et solos mais comme des pièces quasi symphoniques) tendent parfois à reléguer Shorter au second plan. Au fil des ans, ce dernier compose de moins en moins pour le groupe, dont il finit par se détacher au milieu des années 1980. Bien plus tard, il dira qu’il était « temps de se séparer pour infiltrer l’ennemi », sans préciser la nature de cet ennemi (l’alliance corruptrice entre commerce et musique ?). En tout cas, Zawinul ne semble pas lui en avoir tenu rigueur puisque, des années plus tard, il déclarera à Laurent de Wilde : « Wayne est incroyable. C’est un tel poète… Pour moi c’est le plus grand de tous. Il est vraiment d’une autre planète. » La Suite ICI: telerama.fr/musique/mort-de-wayne-shorter

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