Le 24 octobre, dans un entretien avec le magazine américain Forbes, le pdg de CoinsShares, Daniel Masters, une figure de référence dans le milieu, passe aux aveux. Avant de décrypter ce qu’il dit, quelques mots sur son cheminement.
L’homme n’est pas un petit trader de base. Avant de lancer ses deux hedge funds à lui, après une brillante carrière chez la banque d’affaires Salomon Brothers et la prestigieuse banque d’affaires JP Morgan, Masters s’est fait les dents dans les années 1980 dans le négoce de matières premières, plus spécifiquement chez la firme anglo-néerlandaise Royal Dutch Shell, un des piliers historiques de l’oligarchie anglo-américaine.
Comme le relate le Financial Times, en quête de profits toujours plus importants, Masters est un des premiers grands financiers « du système » à se convertir au bitcoin, la fameuse monnaie digitale lancée en 2009 par une poignée de geeks du numérique et des libertariens s’imaginant des monnaies numériques ou digitales autogérées par et pour le peuple, hors de tout contrôle des banques et des Etats.
Après une séance de présentation du bitcoin à Amsterdam en 2015, mesurant les risques mais surtout les opportunités qu’offre cet instrument nouveau pour faire beaucoup d’argent, Masters se lance dans l’aventure. A peine quelques mois plus tard, les autorités de l’île de Jersey, paradis fiscal notoire constituant l’une des « perles » de la Couronne britannique, lui accordent le droit d’y installer le Global Advisors bitcoin fund, monté avec un associé. Un autre fonds voit le jour aux Etats-Unis et y obtient également le feu vert de la Securities and Exchange Commission (SEC), l’autorité bancaire américaine. Après des débuts houleux, où le bitcoin se trouve malmené par une volatilité extrême et la fermeture de certaines plateformes accusées de ne servir qu’à la vente de stupéfiants, le secteur s’accorde sur certaines régulations et gagne en honorabilité. Ce qui fait dire à Masters aujourd’hui que pour accéder au cash, mieux faut éviter le clash…
Attiré par les maxi profits, le bitcoin est rapidement repris en main par les plus belles crapules de l’oligarchie financière. Comme l’écrit le FT : « Si les premiers enthousiastes voyaient en la monnaie numérique un moyen de rester anonyme, ainsi que d’échapper aux banques et autres intermédiaires, bon nombre des nouveaux acteurs sortent des plus grandes institutions financières mondiales. Larry Summers (l’homme qui convainquit le président Bill Clinton d’abroger le Glass-Steagall Act, qui imposait une séparation bancaire) et l’ancien cadre de Citibank, John Reed, ont rejoint le Comité de surveillance de Xapo, la start-up du bitcoin de Silicon Valley. »
Ce qui n’empêche que pour les régulateurs, le bitcoin reste un gros problème. En mai 2020, la SEC a mis en garde les investisseurs contre les risques. L’année dernière, après avoir travaillé pendant 15 ans avec les sociétés de Masters, la banque HSBC a coupé tout lien avec elles. Déjà accusée de partout pour avoir blanchi l’argent de la drogue et du terrorisme, HSBC ne veut pas trop charger la barque.
Jeffrey Robinson, un expert du crime organisé et auteur du livre BitCon, la vérité toute nue sur le bitcoin, appelle les investisseurs à prendre sérieusement garde, car le marché des monnaies numériques est en réalité totalement opaque et aux mains d’une poignée d’acteurs. Pourquoi investir dans le bitcoin si votre seul objectif est la hausse de sa valeur ? « Mon conseil à toute personne cherchant à investir dans ce genre de connerie, dit Robinson, c’est que vous devez comprendre que vous jouez à la roulette. » Dans ce cas, dit-il, autant aller directement dans un casino de Las Vegas, là-bas au moins il y a encore quelques roulettes qui ne sont pas truquées…
Blythe Masters, une femme puissante…
Masters partageait sa passion pour l’argent et la spéculation avec son épouse, qui n’était autre que Blythe Masters, opératrice de marché chez JP Morgan, qu’on dit avoir été à l’origine des Credit Default Swaps (CDS), c’est-à-dire d’un des types de produits financiers dérivés ayant précipité le monde, en 2008, dans la pire dépression économique de son histoire. Pour le quotidien britannique, The Guardian, Blythe est « la femme qui a inventé les armes financières de destruction massive ».
Blythe Masters est aujourd’hui PDG de Digital Asset Holdings, une startup dans les monnaies digitales, axée sur l’amélioration de la technologie blockchain dont elles dépendent. Après les CDS, les monnaies digitales semblent avoir trouvé place dans son arsenal.
Facebook et le Libra
C’est alors qu’arriva, fin 2019, l’annonce par Facebook de son intention de mettre en circulation sa première monnaie virtuelle, le Libra. La valeur de cette « monnaie » sans Etat serait fixée à partir de celle du dollar, de l’euro et du yuan chinois, les principales monnaies de référence dans le monde. Le Libra aurait dû permettre aux 2 milliards d’utilisateurs de Facebook et de ses filiales de faire du commerce entre eux, c’est-à-dire de s’envoyer de l’argent d’un compte Facebook à un autre.
C’est une révolution dans le monde du paiement. Le premier changement de taille, c’est que l’on sort les cryptomonnaies de la niche où elles sont aujourd’hui, qui est réservée à des fans d’informatique. Le deuxième, c’est qu’avec ses milliards d’abonnés, Facebook rassure. Certains groupes avaient d’ailleurs accepté de recevoir des paiements en Libra, comme Uber et Spotify, deux champions d’une dérégulation néo-libérale et d’une destruction sociale au service d’un profit financier immédiat.
La fin de la souveraineté nationale
Comme Martial You le faisait remarquer le 30 décembre 2019:
Le Libra remet même en cause la souveraineté des États. La France fait partie des pays les plus opposés à cette monnaie apatride. Les Etats ont la main sur la législation et ont le pouvoir de limiter l’usage de ces monnaies virtuelles. (…) Les banques risquent aussi d’être contournées, car nous n’aurons plus besoin d’elles pour réaliser des achats (…) La crise des subprimes a cassé une confiance dans le système. Les jeunes générations n’envisagent pas les géants d’internet comme des dangers. Ils accordent d’ailleurs plus de confiance à une marque qu’ils connaissent plutôt qu’à un État ou une institution. Il y a 200 ans, aux États-Unis, chaque commerçant avait sa propre monnaie. Puis le dollar a été créé pour fluidifier le commerce sur tout le territoire et pour unifier le pays. Mais aujourd’hui, dans une économie mondialisée, le trait d’union entre les consommateurs et les citoyens passe par internet. C’est d’ailleurs bien pour cela que les Etats prennent le Libra de Facebook très au sérieux.
Face à cette offensive qui risquait de mettre hors-jeu même les banques centrales, la riposte s’est organisée. Aujourd’hui, quelle banque centrale n’est pas en train d’examiner, d’étudier, d’expérimenter la mise en place d’une monnaie digitale de banque centrale (MDBC) ?
En premier lieu, le paradis fiscal que sont les Bahamas, mais plus important encore, la Chine. Après avoir laissé bourgeonner quelques cryptomonnaies, elle annonce sa volonté de créer une cryptomonnaie « nationale », en appui à son système de paiement actuel.
Une dictature de banques centrales
Or, comme nous l’avons dit sur ce site en août 2019, à propos de la réunion annuelle des banquiers centraux à Jackson Hole, au Wyoming, deux idées pré-totalitaires avaient alors été soumises à discussion et pour action.
La première, rendue publique avant le colloque, était résumée dans une note du Blackrock Finance Institute (BFI). Pour rappel, avec plus de 7000 milliards de dollars d’encours sous gestion, Blackrock est la plus grande société de gestion d’actifs privés.
Que dit cette note : si l’on veut faire face à la crise qui vient, il faut un « changement de régime ». On ne peut plus laisser la gestion des Etats aux mains de gouvernements, trop proches du peuple et donc trop assujettis à des préoccupations électorales et aux exigences irrationnelles de leurs électeurs. A la place, il faut accroître le pouvoir des banques centrales en leur donnant les moyens requis pour, le cas échéant, injecter directement des milliards dans le système, y compris en versant des liquidités directement sur les comptes des entreprises et des individus, politique qu’Alan Greenspan avait qualifiée d’« argent hélicoptère ».
Commentaire du quotidien économique Les Echos :
Pour faire face à la prochaine crise économique, la politique monétaire seule ne suffira pas, argumentent-ils. Les taux d’intérêt sont déjà faibles voire négatifs selon les zones monétaires, et les bilans des banques centrales gonflés par les programmes d’assouplissement quantitatif, lancés à la suite de la crise financière de 2008. Leur solution ? Confier aux banques centrales la gestion d’un compte spécial de dépenses leur permettant de ’mettre de l’argent directement dans les mains des consommateurs des secteurs privés et publics’. Puisque les gouvernements ne semblent pas prêts à utiliser le levier budgétaire pour relancer l’activité et soutenir l’inflation, autant laisser l’initiative aux experts indépendants des banques centrales, expliquent-ils.
Les passionnés d’histoire se rappelleront le précédent (dont on connaît le succès) qu’a représenté la création de la Banque des règlements internationaux (BRI), créée en 1930 sous l’égide du gouverneur de la Banque d’Angleterre, Montagu Norman, et du futur ministre des Finances d’Adolf Hitler, Hjalmar Schacht.
Une monnaie hégémonique synthétique
La deuxième grande idée soumise à la rencontre de Jackson Hole était celle du gouverneur de la Banque d’Angleterre Mark Carney, par ailleurs un fanatique de la lutte pour le climat. Ce dernier a tout simplement proposé d’éliminer le dollar comme principale monnaie de réserve, pour le remplacer, à la Keynes, par une « monnaie hégémonique synthétique ».
Or, sans doute par un pur hasard de circonstances, l’apparition des cryptomonnaies intervient au moment précis où l’oligarchie financière en a le plus besoin… Que la nature fait bien les choses !
Si tout cela vous semble un peu surréaliste, Daniel Masters, pour sa part, semble avoir bien compris les opportunités offertes.
Se débarrasser des banques de dépôts et de crédit
En effet, ce qui apparaît dans cette affaire, c’est une alliance de fait entre d’un côté, des crypto-monnayeurs libertariens opérant sur le terrain, et de l’autre des banques d’affaires, des hedge funds et des gestionnaires d’actifs. Ensemble, ils profiteront des nouvelles technologies pour mettre hors-jeu ceux qui les empêchent de se gaver : les peuples, les Etats et même les banques commerciales qu’ils considèrent peu rentables et trop réglementées.
Masters l’avoue clairement lors de son entretien avec Forbes le 24 octobre et intitulé JP Morgan Veteran Daniel Masters Explains How Blockchain Will End Commercial Banks :
L’aspect le plus intéressant des Monnaies digitales de banque centrale (MDBC), c’est l’impact qu’elles auront sur les banques commerciales et le système financier dans son ensemble. Aujourd’hui, les banques centrales émettent de la monnaie à une série de banques commerciales telles que Chase ou Bank of America. Ces banques font deux choses : elles créent des produits et des services tels que les prêts hypothécaires, et traitent avec les consommateurs finaux. Je pense que nous entrons dans un nouveau paradigme où les banques centrales émettront des monnaies digitales et où les banques commerciales cesseront d’exister…
Car, pense-t-il, tous les acteurs, pour faire les choses plus vite et gagner plus d’argent, ont intérêt à réduire le nombre d’intermédiaires…
Et lorsque le journaliste de Forbes, qui n’en croit pas ses oreilles, lui demande de préciser, Masters répond :
Je pense que l’ancien monde est grumeleux dans le sens où le fractionnement des titres est beaucoup plus lourd que dans le monde numérique. Il s’améliore parfois avec les actions, mais l’or et l’immobilier ne sont pas vraiment fractionnables. C’est donc un monde grumeleux et trop intermédié. Vous achetez un ETF ; je peux vous donner 12 prestataires de services entre vous et votre actif, qui ne sont pas vraiment nécessaires. L’ancien monde est également fortement centralisé, ce qui étouffe l’innovation, car vous ne pouvez pas simplement entrer là-dedans et changer quoi que ce soit.
Enfin, dernier aveu et non des moindres, car c’est le pilier qui fait tenir tout le système financier mondial tout en le menaçant de destruction : la disparition des banques commerciales (qui doivent honorer les dépôts) permettrait de maintenir des taux d’intérêt négatifs :
Imaginez ce que peuvent permettre les MDBC. Il existe des raisons très convaincantes pour que les banques centrales émettent leurs propres monnaies numériques. Par exemple, vous n’avez pas à toucher physiquement le numéraire (le cash) ni à le transporter, vous pouvez lutter contre le marché noir et la corruption, et fournir une comptabilité en temps réel. Plus important encore, si vous retirez physiquement le numéraire du système, vous pouvez faire appliquer des taux d’intérêt négatifs.
Un Glass-Steagall Act à l’envers
Dans l’esprit d’opérateurs comme Daniel Masters, mais aussi dans celui de certains banquiers centraux, l’apparition des cryptomonnaies ouvre la voie à une sorte de Glass-Steagall Act « à l’envers ». Au lieu de faire mourir les branches spéculatives du système, comme le voulait Roosevelt avec son Glass-Steagall en 1933 (et comme le préconise Jacques Cheminade aujourd’hui pour assainir le système dans le cadre d’un retour à une vraie Banque nationale sous contrôle citoyen), il s’agirait aujourd’hui, grâce aux cryptomonnaies, de faire mourir la branche banque commerciale et de crédit, au profit d’une oligarchie financière qui, tout en imposant une dictature absolue au sommet, tolérerait, au ras du sol, la fausse crypto-autonomie des uns et des autres.
Dans un monde débarrassé de toute forme d’État ou de souveraineté du peuple, libre à chaque citoyen, en lutte les uns contre les autres, de négocier le meilleur deal du moment avec l’oligarchie pour fabriquer sa prospérité et celle des siens.
En bref, un Empire romain dopé à la haute technologie des blockchains. Ça fait vraiment envie, non ?
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