La conception de la modernité et de la nation est complexe comme l’homme, qui ne peut vivre hors d’un monde signifiant et ordonné. Un texte en hommage à l’esprit de Ndukur Kacc NDao qui était un ami et contradicteur attitré.
La notion de «vivre ensemble» permet de penser l’organisation d’une société, mais aussi sa délimitation. Or qu’est-ce que cette notion si ce n’est une façon, moins connotée que le concept de nation, d’affirmer que des valeurs suffisamment partagées sont nécessaires pour qu’émerge et s’impose dans l’espace sensible un intérêt général, fondateur de l’espace citoyen, sans lequel le fonctionnement de la société moderne et démocratique est impossible?
Liberté fondamentale ou essence fermée?
Le problème vient pour une bonne part de notre propension à ne penser les lieux et les groupes qu’en termes d’essences, de formules ou de modèles qui nous enferment dans des jugements préalables.
Le droit à la différence en est une étape, pas une fin; son possible est le droit à l’indifférence. Les explications culturelles de cette forme contemporaine de l’indifférence à autrui sont nombreuses : elle serait le produit ou le symptôme de l’individualisme exacerbé, du repli sur soi postmoderne, du narcissisme érigé en doctrine morale, du monadisme comme seul horizon de valeurs ou encore de « la passivité où plonge le divertissement spectaculaire » (Agone 1999) qui seraient typiques des pays riches contemporains.
Du souci exclusif de soi à l’indifférence à autrui, il n’y aurait qu’un pas
On peut toutefois rétorquer que sans droit à l’indifférence, le droit à la différence enferme le regard porté sur l’Autre dans un a priori le reliant à son appartenance, et en conséquence fausse la connaissance de l’Autre.
En revanche, le droit à l’indifférence donne à tout individu le droit d’être regardé simplement comme un citoyen: il assure ainsi la liberté et l’égalité de la personne humaine au-delà de sa différence, lui permettant de déployer une fraternité ouverte sans idées préconçues…
La progression contemporaine des deux attitudes d’indifférence n’est, à vrai dire, pas surprenante. La première est le résultat d’une hyper-médiatisation de la vie sociale, d’une saturation d’informations, qui égalisent les positions et émoussent les jugements de valeur. La seconde est l’expression de l’hédonisme ambiant, encouragé par une société de consommation où chacun ne cherche qu’à se replier sur soi et à se soucier de son bien-être.
La situation a bien changé en quelques décennies. Les idéologies de gauche (existentialisme ou marxisme) encourageaient encore les hommes à des parti-pris dogma- tiques, à des engagements conflictuels, à des espérances en de grands changements; aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère des logiques molles, des credos consensuels, de la fin des grands récits historiques, bref d’une présumée post-modernité.
L’indifférence, un poison lent à effet délétère ?
L’indifférence reflète logiquement un déficit de valeurs individuelles claires et de normes collectives visibles. Faut-il pour autant s’y résigner? Nos sociétés ne secrètent-elles pas là un poison à effet lent, mais délétère?
En quel sens effectivement convient-il de voir sous la passivité molle de l’indifférence une menace morale? Mais, dans quelle mesure, aussi, l’indifférence peut-elle se révéler comme signe d’une exigence morale? N’est-elle pas un frein aux sentiments de fraternité nécessaires à la recherche de l’égalité ?
Les réponses à ces questions ne sont pas simples dès lors que les thèmes du « retour » : retour à la religion et aux traditions, retour à la nation et aux racines, retour aux anciennes institutions, retour à la République omnipotente, retour aux valeurs sont omniprésents. Non seulement ces retours-là posent des limites à la démocratie mais aussi à l’égalité parce qu’ils portent en eux le refus des singularités, le lourd fardeau du patriarcat et l’autoritarisme des institutions.
Face à l’indifférence, ouvrir une alternative de solidarité
Si l’on admet que la vie sociale est désormais une production d’elle-même par le système politique, les politiques sociales, les représentations culturelles de ce que nous sommes, si l’on pense que l’organisation de la vie sociale est un débat, il importe de s’intéresser à cette production continue, aux représentations, aux imaginaires et aux sentiments qu’elle engendre.
Il faut ainsi offrir une alternative de solidarité à ceux qui ont peur, se sentent maltraités et qui en appellent au repli, parfois à la haine et, plus encore, répondre à ceux qui glissent vers l’indifférence et la défiance.
Plutôt que de chercher un nouveau « grand récit», il est plus raisonnable de nous tourner vers nos propres pratiques, quitte à sembler trop timides et trop peu « visionnaires ».
Mais il n’est pas rare que les principes modestes, imposant une obligation d’effectivité et de réalisme, produisent davantage d’effets que les déclarations flamboyantes ou les concepts mirobolants.
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