Dans la dernière décennie de sa vie, Karl Marx entame un vaste travail de recherche sur les sociétés pré-capitalistes, à travers notamment la lecture des grands anthropologues et historiens de son siècle tel Lewis Morgan. (Édité par Kolja Lindner et les Éditions de l’Asymétrie.) Source: editionsasymetrie.org
« Le dernier Marx » présente, pour la première fois en français, des traductions d’extraits des notes prises lors de ces recherches, ainsi que les textes les plus importants écrits à ce sujet par différents auteurs. On y découvre un Marx toujours passionné et prêt à remettre en cause certains présupposés déterministes et « eurocentriques » de sa pensée, loin de la figure monolithique forgée par ses épigones.
Comme au siècle dernier on a redécouvert le jeune Marx, sa fougue et sa poésie combattante, il faut redécouvrir le « dernier Marx », meilleur remède à toutes les orthodoxies qu’on a construit en son nom mais contre lui.
« Il est des œuvres qui nous tombent dessus, bardées de points d’interrogation aussi ardents que s’ils étaient crachés d’un fusil à canon scié, gerbe d’étincelles venant illuminer tous azimuts les insatiables quêtes de réponses qui sont les nôtres. Le cycle de Cynthia de Sir Walter Raleigh, les 120 journées de Sodome de Sade, Le Nouveau Monde amoureux de Fourier, les Poésies de Lautréamont, les Cahiers sur la dialectique de Hegel de Lénine, le texte de Randolph Bourne sur l’État, Les Lettres de guerre de Jacques Vaché, la Boîte verte de Duchamp, les manuscrits de Samuel Greenberg : voilà quelques-uns des extraordinaires fragments qui ont, pour certains d’entre nous, exercé une fascination bien supérieure à presque toute celle des « œuvres » abouties.
Les Carnets ethnologiques de Marx — des notes prises pour une grande étude qu’il ne pût achever de son vivant — partagent cette même ambiguïté fugace. Ces extraits très largement annotés des travaux de Lewis Henry Morgan et d’autres composent un puzzle dont il nous faut réinventer les pièces manquantes à partir de nos propres recherches et rêveries, et surtout de notre propre activité révolutionnaire. Même si l’existence de ces carnets était connue depuis la mort de Marx en 1883, ils ne furent intégralement publiés que 89 années plus tard, et seulement alors dans une édition très coûteuse destinée aux spécialistes : une transcription exacte de ce que Marx écrivit — le livre met le lecteur face à toutes les difficultés d’un Finnegan’s Wake et plus encore, avec son sabir d’anglais, d’allemand, de français, de latin et de grec, et toute une kyrielle de mots et d’expressions issus de langues non-européennes allant de l’ojibwé au sanskrit.
Abréviations cryptées, phrases incomplètes et s’enchaînant sans ponctuation, émmaillées d’exclamations, d’allusions érudites à la mythologie classique, références en passant à des affaires du monde contemporain, assaisonnées de larges doses d’argot et de vulgarité ; ironie et invective : toutes choses que le livre comporte en abondance et qui ne contribuent pas à en faciliter la lecture. Il ne s’agit pas d’un travail dont on pourrait simplement dire qu’il n’avait « pas été préparé par son auteur en vue d’être publié ». De fait, il est très loin de même représenter un « premier jet ». On a là, au contraire, la matière brute du travail, un fouillis d’annotations destinées uniquement à être vues par Marx — l’enregistrement spontané de ses « conversations » avec les auteurs qu’il lisait, avec d’autres qu’ils citaient et, enfin et surtout, avec lui-même. Quand on sait que les textes les plus clairs et les plus travaillés de Marx ont suscité tant d’interprétations contradictoires, il n’est peut-être pas étonnant que ses exégètes dévoués, cherchant comment transmettre le plus efficacement aux masses le message du Maître, se soient tenus à distance de ces notes rapidement griffonnées, dont l’aspect fruste et non dégrossi déroute.
Qu’on ait négligé ces carnets pendant presque un siècle est d’autant moins étonnant quand on voit à quel point ils viennent remettre en cause ce qu’on a tenu pour marxisme toutes ces années durant. Dans ce qui tient lieu de lamentable presse « socialiste » pour le monde anglophone, on a largement ignoré ce grand travail final de la plume même de Marx. La réaction du monde universitaire, de la part d’anthropologues et d’autres, a été pratiquement nulle, et n’a jamais dépassé la piètre remarque de Lawrence Krader à la fin de son introduction explicative de 85 pages, selon laquelle le principal intérêt des Carnets était de montrer que « Marx n’est plus confiné à l’être humain générique abstrait et passe à l’étude empirique de peuples spécifiques. » Il semble que même les plus radicaux des anthropologues américains ne sont pas parvenus à maitriser ces textes perturbants. Les Carnets ne sont cités qu’une seule fois, et incidemment, dans l’ouvrage d’Eleanor Leacock, Myths of Male Dominance: Collected Articles on Women Cross-culturally. Et Stanley Diamond, que Krader remercie pour sa relecture de son introduction, ne les mentionne pas dans son étude remarquable, In Search of the Primitive: A Critique of Civilization.
Les commentaires les plus inspirés sur ces Carnets sont naturellement venus d’auteurs très éloignés des milieux traditionnels — qu’ils soient « marxistes » ou universitaires. L’historien, militant antiguerre et spécialiste de Blake, E. P. Thompson, dans son splendide texte polémique Misère de la théorie, fut parmi les premiers à souligner que « Marx, toujours davantage préoccupé d’anthropologie dans ses dernières années, renouait avec les projets de sa jeunesse parisienne ». Raya Dunayevskaya, dans son ouvrage Rosa Luxemburg, Women’s liberation and Marx’s Philosophy of Revolution, est plus explicite dans son jugement de ces « Carnets, qui marquèrent leur époque, parachevant l’œuvre d’une vie chez Marx », ces « écrits profonds qui […] résumaient tout le travail de sa vie et ouvraient de nouvelles perspectives » et qui par conséquent « dégageaient un nouveau point de vue à partir duquel envisager la totalité de l’œuvre de Marx ». Dunayevskaya, révolutionnaire de toute une vie et pionnière dans l’intérêt renaissant pour les racines hégéliennes du marxisme, ajoutait aussi que « ces Carnets révèlent, du même coup, la base à partir de laquelle on a été amené à penser que la révolution était possible d’abord dans des pays sous-développés comme la Russie. Il s’agissait de renouer et d’approfondir ce qui avait été projeté dans les Grundrisse sur le mode de production asiatique, et de revenir à cette relation plus fondamentale entre homme et femme qui avait été tout d’abord ébauchée dans les Manuscrits de 1844. »
Personne n’a jusqu’ici saisi la portée des implications de l’idée selon laquelle les Carnets ethnologiques signalent le retour de Marx aux « projets de sa jeunesse parisienne ». L’arc des Manuscrits de 1844 représente sans conteste l’étoile la plus brillante de cette première période héroïque, mais il faut les envisager comme faisant partie de toute une constellation d’activités et d’aspirations reliées entre elles. »
Extrait de Karl Marx et les iroquois de Franklin Rosemont ( Traduction : Julien Guazzini)
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