Joola, 18 ans déjà

Par Awa Mbengue & Florian Bobin

26 septembre 2002. Il y a 18 ans déjà, le Joola –bateau assurant la navette entre Ziguinchor et Dakar– chavirait au large des côtes gambiennes. L’une des pires catastrophes maritimes de l’Histoire. Le deuil est amer, mais nous avons le devoir de ne laisser aucune place à l’oubli. Une conversation entre Awa Mbengue et Florian Bobin.

Joola, 18 ans déjà, Information Afrique Kirinapost

FLORIAN – Allô ? Awa, nakamu ? Tu sais, aujourd’hui on est le 26 septembre.

AWA – Oui… et demain, on sera le 27.

F. – Mais rappelle-toi… le 26 septembre 2002. Tu t’en souviens ?

A. – Si si, je me rappelle. Mais je ne veux pas m’en souvenir, c’est le passé.

F. – Tu sais, ce qui est passé n’est pas effacé. L’Histoire demeure, il est seulement question de savoir ce qu’on en fait.

A. – Et donc, on en fait quoi ?

F. – On décide de s’en souvenir, de ne laisser aucune place à l’oubli.

A. – Mmh. Je m’en souviens oui. Le 26 septembre 2002… C’était un jeudi.

F. – En fin de semaine… Les gens voulaient seulement se déplacer pour le week-end.

A. – Et en plus, ça faisait un an que le trajet Dakar-Ziguinchor par la mer était bloqué. Donc c’était un nouveau départ, pour éviter la route, trop longue, et les airs, trop couteux.

F. – Mmh, un nouveau départ… Ça a pressé tout le monde. Les commerçants avaient maintenant une nouvelle voie pour acheminer leurs produits.

A. – Le fret était fixé à 550 tonnes. Dès le début, on a commencé à laisser passer. Comme si on ne s’en rendrait pas compte.

F. – La rentrée scolaire était à quelques jours, aussi.

A. – Beaucoup de familles vivant à Dakar ont décidé de faire le chemin par le bateau.

F. – Et l’hivernage dans tout ça.

A. – Tu sais, la pluie quand elle tombe, c’est des torrents. Et les routes sont forcément affectées. En plus, le voyage en voiture était rendu dangereux, une attaque était survenue plus tôt dans la journée.

F. – Commerçants, familles, passagers fréquents, météo défavorable, insécurité ; ça fait beaucoup quand même. Forcément, tout le monde voulait prendre le bateau.

A. – Oui, mais ça ne veut pas dire que tu laisses tout le monde rentrer. Les gens parleront, mais au moins on ne leur enlèvera pas la capacité de se plaindre le lendemain.

F. – C’est difficile d’empêcher les gens d’entrer, aussi…

A. – Difficile, mais nécessaire. Pour quelques millions de Francs CFA de profit en plus, tu risques la vie des gens ?

F. – Mais le bateau pouvait accueillir combien de personnes ?

A. – La capacité était de 552 personnes.

F. – Et combien ont été acceptées ?

A. – Après le départ de Ziguinchor à 13h30 et l’escale à Karabane à 17h00, plus du triple si ce n’est le quadruple de la capacité du bateau.

F. – Sheuteuteu…

A. – Dès 18h00, la pluie s’est renforcée.

F. – Et quand tu es sur les eaux, tu ne peux pas juste faire marche-arrière. Surtout que le soleil commence à se coucher.   

A. – Le navire tanguait déjà. A 22h45, la mer était houleuse et les passagers ont commencé à paniquer. Le mouvement de foule et des marchandises en soute a intensifié le déséquilibre du bateau.

F. – Et après…

A. – Le navire s’est renversé. En juste quelques minutes, le Joola est devenu une épave.

F. – Pendant des heures, les passagers toujours en vie étaient bloqués sous la carcasse.

A. – La Marine nationale sénégalaise est arrivée à 18h, presque 24h après le drame.

F. – On a compté 64 rescapés. 1863 morts. Enfin, c’est ce qu’on dit. Ça pourrait être bien plus.

A. – Des vies résumées à des chiffres.

F. – Awa, comment se défaire de ces images ?

A. – Des vies arrachées, pour rien.

F. – Le petit Jean-Pierre Manga n’avait même pas 1 an…

A. – Et quand tu penses aux familles en Casamance, qui ne pouvaient se douter qu’ils ne reverraient plus leurs proches. Les familles qui attendaient l’arrivée à Dakar. Les orphelins. Les veuves, les veufs. Les parents meurtris. Les villages endeuillés. Les rescapés qui ont perdu leurs proches, et qui ne pourront jamais effacer ce qu’ils ont vu et vécu.

F. – Tu vois, c’est pour eux, et tous les autres qui n’ont rien demandé, qu’on s’en souvient. Qu’on ne laisse pas place à l’oubli. Et tu sais, quand tu as dit que le lendemain du 26, c’était le 27, on y est encore. On est toujours le 27. Le deuil est incomplet, car il est amer. Il est rempli d’interrogations, d’incompréhensions.

A. – Le Joola est l’une des pires catastrophes maritimes de l’Histoire et c’est une réalité maintenait. On ne peut pas la changer, mais nous avons le devoir de ne jamais oublier. Et ce qu’on peut refuser, c’est un deuxième Joola.

F. – Malheureusement, il y en a des petits tous les jours. Les accidents maritimes, routiers ou aériens, les feux de marché, les inondations intempestives.

A. – En ce 26 septembre, et tout au long de nos vies, ne nous laissons pas déconsidérer l’humain. Ne laissons pas les victimes de ce drame, dont les corps ont été retrouvés ou sont encore sous les eaux, mourir une seconde fois.

F. – Que la Terre leur soit légère.

A. – Yalla na suuf sedd seen kaaw.

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Florian Bobin est un chercheur en histoire. Il travaille sur les luttes politiques post-indépendance au Sénégal, notamment sur la trajectoire militante d’Omar Blondin Diop (1946-1973).

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