En ce début de mars 2021, il y a comme un air de déjà-vu au Sénégal. On se croirait 50 ans en arrière, à un temps où le régime de Senghor faisait appel à l’armée et aux milices du parti unique pour mater les manifestations.
Arrestations de dissidents, rafles de militants opposés au régime, instrumentalisation de la justice, répression féroce des manifestations de rue, intimidation des fonctionnaires, torture des prisonniers politiques ; le tout orchestré par une élite politico-financière prédatrice qui ne cesse d’accentuer la précarisation d’un peuple qu’elle prétend représenter. Depuis février, plus un jour ne passe sans que l’on n’apprenne, de Dakar à Ziguinchor en passant par Kaolack et Kédougou, des descentes policières visant militants du parti Pastef (Patriotes du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité), membres du mouvement FRAPP (Front pour une Révolution Anti-impérialiste Populaire et Panafricaine) et divers citoyens engagés contre l’autoritarisme du régime de Macky Sall.
Ousmane Sonko, principale figure de l’opposition sénégalaise et président du Pastef, accusé par Adji Sarr, employée d’un salon de beauté, de « viol et menaces de mort », avait vu son immunité parlementaire levée le 26 février après le vote d’une commission ad-hoc composée quasi-exclusivement de membres de la majorité gouvernementale. Ce 3 mars, alors qu’il se rendait au tribunal pour répondre à la convocation du juge d’instruction, Sonko fut arrêté et placé en garde à vue à la gendarmerie de Colobane pour « troubles à l’ordre public ». La goute de trop qui embrasa la capitale. En dépit du couvre-feu imposé depuis deux mois, les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre se poursuivirent tard dans la nuit. En outre, les images du préfet de police de Dakar, Alioune Badara Samb, appelant à charger « tout le monde », la presse incluse, interpellent sur les méthodes répressives de l’État sénégalais.
En ce début du mois de mars 2021, il y a comme un air de déjà-vu au Sénégal. On se croirait cinquante ans en arrière. A un temps où, afin de « réduire l’opposition à sa plus simple expression », pour reprendre les termes du président Macky Sall, il s’agissait d’absorber au sein de la coalition gouvernementale les plus modérés ou de comploter à l’encontre des plus récalcitrants. Un temps où, pour mater les manifestants, de la Medina au campus de l’université de Dakar, le président Léopold Sédar Senghor faisait appel à l’armée et aux milices du parti unique, l’UPS (Union progressiste sénégalaise) ; des « gros bras » en civil renforçant les rangs de la police et la gendarmerie.
La relecture des mots de l’historien et ancien leader étudiant Abdoulaye Bathily à propos de la mobilisation de mai 1968 apparait plus que jamais d’actualité : « Les bombes lacrymogènes et coups de crosse de matraque eurent raison des travailleurs les plus téméraires. En réponse aux brutalités policières, les travailleurs auxquels se mêlèrent les élèves et le lumpenprolétariat s’attaquèrent aux véhicules et magasins dont plusieurs furent incendiés. […] Les affrontements avec la police furent particulièrement vifs dans les quartiers populaires » (1). En plus des centaines de blessés, des étudiants sénégalais et étrangers exclus ou renvoyés du pays, la répression de mai-juin 1968 engendra la mort de plusieurs jeunes dont Hanna Salomon Khoury à l’université de Dakar et Moumar Sy au lycée de Pikine, aux côtés d’autres restés dans l’anonymat. Enrôlé de force dans l’armée en marge des manifestations estudiantines de 1971, l’étudiant Al Ousseynou Cissé fut pour sa part tué à la frontière bissau-guinéenne par les troupes coloniales portugaises.
Deux ans plus tard, ce fut au tour d’Omar Blondin Diop, philosophe révolutionnaire hétérodoxe, jugé pour « atteinte à la sureté de l’État » et condamné à trois années de réclusion en mars 1972, d’être assassiné à la prison de Gorée en mai 1973. Les détenus y avaient droit à une heure de sorties individuelles de cellule par jour et étaient régulièrement soumis à l’arbitraire de l’isolement carcéral. La mort de Blondin Diop intervint ainsi à l’issue d’un mois passé au « cachot disciplinaire » et fut, dès son annonce, présenté comme un « suicide par pendaison ». Pourtant, le juge d’instruction chargé de l’affaire, Moustapha Touré, avait découvert dans le registre de la prison que Blondin Diop s’était évanoui la semaine précédant l’annonce de sa mort « par suicide ». Allant à l’encontre des ordres officiels, il inculpa alors deux suspects, mais, avant qu’il n’eût le temps de procéder à l’arrestation d’un troisième, les autorités le remplacèrent par le juge Elias Dosseh, qui mit fin aux poursuites judiciaires en rendant une « ordonnance d’incompétence ».
Dans le même temps, le gouvernement sénégalais enclencha une importante campagne médiatique visant à faire passer ce crime d’État pour un « malheureux incident ». Par voie de presse d’abord, puis par la publication du Livre Blanc sur le suicide d’Oumar Blondin Diop. Ce document prétend rétablir les faits, mais est en réalité truffé d’approximations et de contre-vérités historiques. Seule une minorité crut véritablement à la thèse officielle. Face aux manifestations déclenchées par l’annonce de la mort de Blondin Diop, qui rappelèrent le climat insurrectionnel de mai 1968, le tout-puissant ministre de l’intérieur de l’époque Jean Collin convoqua le père du défunt dans son bureau, lui confiant : « Je ne peux pas vous rendre le corps de votre fils. Sinon, il y aura du sang. Donc mes hommes vont l’enterrer ». L’inhumation du corps fut expéditive, et en la seule présence de son père et frère cadet. Pendant un an, un car du GMI (Groupement d’intervention mobile), la police anti-émeute, se parqua devant la tombe du philosophe-militant afin d’empêcher tout rassemblement à sa mémoire – une tradition maintenue tous les 11 mai jusque dans les années 1990.
Les récentes déclarations de la directrice de la maison d’arrêt et de correction du Cap Manuel, Khadidiatou Ndiouck Faye, sont ainsi extrêmement préoccupantes. S’exprimant sur les conditions de détention du militant Guy Marius Sagna, elle affirme qu’« il [les] a traités de voleurs et de bande de vauriens ». « J’ai alors demandé à mes hommes de l’amener aux mitards [des cellules punitives], poursuit-elle. Là-bas, la règle est que le détenu se suicide ». Sauf preuves irréfutables du contraire, tout prisonnier politique mort en détention doit être considéré comme victime d’un assassinat.
Plusieurs jeunes sénégalais sont déjà tombés sous les balles. Gare aux martyrs. Un régime qui souffle sur les braises attise le feu.
(1) Abdoulaye Bathily, 2018, Mai 1968 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie, L’Harmattan Sénégal, pp. 109, 115-116.
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