Barbara Stiegler : « Le néolibéralisme est confronté à un mur. Même les élites commencent à douter »

 Selon la vision néolibérale, « l’emploi doit être hyper mobile et hyper flexible », dit la philosophe Barbara Stiegler, et il s’agit donc « d’adapter le système de retraites à cette immense précarisation ». Mais face à cette mise en compétition généralisée se dresse un mur de contestations, qui met le néolibéralisme en échec. Source: Reporterre

Barbara Stiegler est professeure de philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne et autrice de Il faut s’adapter — Sur un nouvel impératif politique, (éd. Gallimard, 2019).

Reporterre — Pourquoi êtes-vous opposée au projet de réforme des retraites ?

Barbara Stiegler — Je m’y suis opposée parce que j’y reconnais les grands marqueurs du projet néolibéral. Cette réforme vise à adapter notre système de retraites jugé — par la vision néolibérale — comme « archaïque » et « inadapté ». Et ce nouvel environnement auquel il faudrait s’adapter est celui d’un monde globalisé dans lequel chaque individu est sommé d’être performant et compétitif.

Il faudrait donc réadapter notre système de retraites à ce nouveau monde-là, en suivant deux fils conducteurs. D’une part, « l’individualisation du parcours » signifie qu’on ne serait plus protégé par un système de solidarité collective entre classes et entre générations. Avec ce système de « points » à capitaliser, c’est l’individu qui est l’unique porteur de ses succès et de ses échecs. D’autre part, on projette un scénario dans lequel la mort ne ferait que reculer. On serait de plus en plus en forme et en bonne santé de plus en plus longtemps, et ceci vaudrait quelque soit notre classe sociale. Comme si le travail était dépourvu de toute pénibilité, comme s’il n’était pas un facteur supplémentaire du stress responsable des maladies chroniques. À partir de là, le néolibéralisme tente de rendre l’idée même de retraite en bonne santé totalement archaïque. Comment se payer le luxe de payer une retraite à des gens productifs et en pleine forme, alors même qu’on est soumis à une compétition mondiale dans laquelle nous jouons tous notre survie ?

Les ressorts de la mobilisation sociale — d’une ampleur considérable, inédite depuis 1968 — portent précisément sur la revendication d’une approche collective et solidaire de la question, ainsi que sur le refus de ce scénario parfaitement déconnecté de la réalité. En arrière-plan, la crise écologique, qui est aussi une crise sanitaire, travaille les consciences. Les gens sentent bien que l’explosion des maladies chroniques liée à la dégradation de nos environnements et à nos nouveaux rythmes de vie contredit frontalement le scénario néolibéral, qui apparaît désormais à l’immense majorité d’entre nous comme totalement phantasmatique. Mais ils veulent aussi sauver ces temps de vie en bonne santé (la retraite, l’éducation) de l’emprise destructrice de la compétition mondiale.

Quel lien faites-vous entre le projet de réforme des retraites et la crise écologique ?

Pendant longtemps, les rapports de santé publique ont annoncé un allongement extraordinaire de la durée de vie et un recul indéfini des maladies. C’était sans compter sur l’explosion des maladies chroniques dans les pays riches ou dans les pays à fort taux de croissance. Autrement dit, parmi des populations ayant des modes de vie typiques des sociétés industrielles : un certain type d’alimentation, un certain rapport au sommeil, un certain rapport au travail et aux rythmes de vie marqués par le stress.

L’explosion des maladies chroniques est une des manifestations majeures de la crise écologique. Les rapports officiels de santé publique redoutent un probable arrêt de l’allongement de la durée de vie, et même une dégradation du tableau sanitaire déjà très inquiétant. Cela invalide du même coup ce que nous raconte le gouvernement sur cette fausse évidence selon laquelle tout le monde ira de mieux en mieux. Et cela révèle aussi le rapport trouble que nos gouvernants, toujours prompts à dénoncer les fameuses « fake news » produites par les populations jugées incompétentes, entretiennent à la vérité scientifique.

Dans un article, vous expliquez qu’avec la réforme des retraites, deux visions de l’avenir du vivant et de nos rythmes de vie s’affrontent. Quelles visions ?

Dans la vision néolibérale de la société, tous nos rythmes de vie doivent être mis au service de notre bataille dans la compétition mondiale, présentée comme engageant notre survie. Il s’agirait de tirer notre épingle du jeu, sinon, notre pays déclinera… Ce chantage à la survie implique que tous les temps de la vie soient réquisitionnés, mobilisés comme dans une opération militaire, dès le plus jeune âge. À cette vision s’ajoute un discours beaucoup plus ludique. On doit encourager tout le monde — y compris les enfants dès l’arrivée au collège –- à entrer dans ce jeu de la compétition. Il s’agit d’accumuler des points, de capitaliser sur ses performances, de constituer son portefeuille de compétences. Dans cette idée, il suffit de suivre les règles du jeu et d’apprendre les bonnes stratégies pour gagner. Puisque tous auront appris les bonnes règles du jeu, ceux d’entre nous qui ne gagneront pas, les perdants, n’auront qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Mais remarquez qu’il y a là une contradiction massive : s’il s’agit de notre survie, comment présenter la chose comme un jeu ? Et s’il s’agit d’un jeu, comment obliger tous les membres de la société à y jouer sous peine de vie ou de mort ?

Face à ce discours néolibéral, il ne s’agit pas de nier la compétition. Historiquement, nos sociétés ont toujours eu la sagesse de reconnaître que la compétition existait, mais ils l’ont fait en la limitant dans l’espace et dans le temps : les Jeux olympiques chez les Grecs, les concours de théâtre tragique, les compétitions académiques. Le reste de la vie ne s’inscrivait pas dans cette logique-là. La vie et les rapports sociaux n’étaient pas réductibles à des rapports compétitifs.

Deuxième grande sagesse de nos sociétés : avoir reconnu qu’il pouvait y avoir un temps du travail productif, qui éventuellement crée de la valeur économique, et puis un autre temps, essentiel, de loisirs, de repos, de réflexion et d’étude, de création… Bref un temps de friche, où il n’y avait aucun contrôle social et économique sur ce qu’il s’y passait. Ce temps, que l’on retrouve par exemple dans l’otium des Romains, a longtemps été dévolu aux classes privilégiées, les esclaves ou les travailleurs étant entièrement réquisitionnés pour la production. Au cours des derniers siècles, nos sociétés ont tenté de remettre en cause cette inégalité fondamentale en mettant en place des systèmes sociaux où chacun pouvait à la fois participer au travail productif et connaître aussi ces temps de loisirs, qu’ils soient studieux (otiumscholè) ou totalement indéterminés.

La société néolibérale tente de mettre à bas cette évolution. C’est ainsi qu’on transforme l’école, l’hôpital, et toutes les institutions qui étaient censées nous protéger du rythme productif, en rendant possibles l’étude ou le soin, en d’énormes machines à trier et à classer, où la compétition fait rage. Ce qui produit évidemment chez les enseignants et les soignants, qui ont choisi ces métiers pour de tout autres raisons, une explosion des injonctions contradictoires et une immense souffrance au travail.

Comment cette idée de compétition est-elle devenue la pensée dominante ?

Dans mon livre, je me suis intéressée à Walter Lippmann, dont les ouvrages ont eu une énorme influence sur les courants néolibéraux. Sa pensée se réclame de l’évolutionnisme… sauf qu’il trahit Darwin à chaque page.

Ce nouveau libéralisme va d’abord emprunter son lexique à la théorie de l’évolution : en parlant de sélection, d’adaptation, de compétition, d’évolution. L’idée est qu’il faut évoluer à travers la mise en place de mécanismes compétitifs. Cette compétition va permettre de sélectionner des variations, des mutations qui sont les mieux adaptées à notre nouvel environnement. La Suite ICI: https://reporterre.net/Barbara-Stiegler

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