50 journalistes de 17 pays réunis au sein du collectif de médias Forbidden Stories ont réalisé un dossier à charge contre le Rwanda, à propos de supposées violations des droits humains. Suffisant, pour que des penseurs et historiens signent une tribune afin de démonter ces fausses allégations. Les signataires se livrent à une réelle et nécessaire mise au point tout en montrant que le dossier du Forbidden Stories est l’archétype de ce qu’il ne faut pas faire.
• Qui peut contester l’importance de la mission que s’est donnée « Forbidden Stories », un réseau international de journalistes engagés à poursuivre les enquêtes d’autres reporters qui ont été réduits au silence ? Aussi élevée soit-elle, cette mission ne peut s’affranchir des exigences de la connaissance qui tiennent à l’indépendance de l’enquête et à l’objectivité de l’analyse, à la qualité des sources et à leur critique, enfin à la contextualisation des faits et à leur juste caractérisation.
Le dernier fait d’armes du réseau, portant sur « la face cachée du régime de Paul Kagame » au Rwanda, a mobilisé 50 journalistes de 17 médias internationaux aux réputations élogieuses, issus de 11 pays. Le dossier s’est décliné en huit épisodes qui ont fait l’objet, durant une semaine, d’une couverture presse et média soutenue, avec une éditorialisation très travaillée, tant dans Le Monde qu’à Radio France, qu’au Soir (Belgique), que dans The Guardian (Grande-Bretagne), Der Spiegel (Allemagne), NRC (Pays-Bas) ou encore Haaretz (Israël).
En cause, un petit pays de l’Afrique des Grands Lacs, détruit en 1994 par un génocide perpétré contre la minorité tutsie, relevé par les vainqueurs des génocidaires hutus, et depuis géré par un régime que le dossier « Rwanda Classified » présente comme particulièrement dictatorial, aux mains d’un dirigeant, Paul Kagame, à la veille d’entamer un quatrième mandat présidentiel. Le résultat électoral annoncé comme écrasant traduirait cette puissance rarement égalée que « Forbidden Stories » s’emploie alors à révéler.
Beaucoup d’offensives d’opinion et de communication à haute intensité l’ont visé, d’abord comme commandant de l’armée du Front Patriotique Rwandais (FPR) à partir d’octobre 1990, puis comme vice-président du gouvernement post-génocide après 1994, enfin comme président de son pays. Il est vrai que Paul Kagame a su se faire détester de l’Occident en disant son fait aux anciennes puissances coloniales de l’Afrique, à commencer par la France dont il accusa les autorités passées de complicité dans le génocide des Tutsis, jusqu’au discours d’Emmanuel Macron du 27 mai 2021 à Kigali.
Un génocide préparé et planifié
L’« ennemisation » du régime rwandais et de son homme fort dure depuis le tournant d’octobre 1990, quand le régime extrémiste du général-président Habyarimana, allié de la France et de la Belgique, se trouva menacé par les offensives militaires du FPR. Après le génocide et la défaite du régime génocidaire, l’« ennemisation » frappa les nouvelles autorités du Rwanda et toujours Paul Kagame, alimentée par des réseaux nostalgiques du contrôle belge puis français du Rwanda, et par les diasporas extrémistes issues de l’écrasement du « Hutu Power » par le FPR à l’été 1994.
Très implantés en République Démocratique du Congo (RDC), en Belgique et en France, ces réseaux et diasporas désignent Paul Kagame comme principal instigateur de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994 et par là même responsable du génocide des Tutsis dans son objectif de conquête du pouvoir, et en font le démiurge d’une instrumentalisation de la lutte contre le négationnisme pour mettre au silence et au pas toute opposition.
Sa culpabilité proclamée en vient alors à décharger de toute responsabilité ceux qui sont lourdement impliqués dans le soutien au régime de Habyarimana par une aide objective ou matérielle et fait fi de tous les acquis de la recherche historique, laquelle a démontré que le génocide de 1994 a été préparé et planifié, comme tous les génocides, et qu’il a été précédé de multiples massacres et actes génocidaires contre les Tutsis, et ce dès la « Toussaint sanglante » de 1959, ou encore les tueries de Gikongoro de 1964 qui avaient conduit le philosophe Bertrand Russell et Radio Vatican à faire le rapprochement avec la Shoah.
Aussi l’annonce des « Forbidden Stories » a-t-elle suscité une grande attente pour l’accès à des faits solides et authentifiés, une occasion enfin d’échapper à ces procès de propagande. Las, « Rwanda Classified » a répété les travers des précédents dossiers d’accusation au point que l’on peut s’interroger sur un accident, voire une faillite journalistique.
Un exercice de la connaissance exigeant
Le dossier « Rwanda Classified » trouve son origine factuelle dans l’enquête d’un journaliste rwandais, John William Ntwali, que sa mort a brutalement interrompue. Pour le consortium des médias d’investigation, sur cette mort pèsent des circonstances troubles qui accréditent la thèse de l’assassinat. Le journaliste est décédé dans un accident de la circulation, en janvier 2023, alors qu’il se disait menacé. À trois heures du matin, dans une rue sombre, une voiture avait percuté la moto sur laquelle il se trouvait à la place du passager. Le conducteur de la voiture fautive a été condamné pour homicide involontaire.
La thèse d’un assassinat politique se renforce, comme l’expose « Rwanda Classified », au regard d’autres « tentatives d’assassinats, morts suspectes, intimidations, utilisation de technologies de surveillance [par le dirigeant rwandais], [y compris] contre les membres de son propre parti ». Le consortium entend alors « révéler comment le pouvoir rwandais entend réduire au silence les voix critiques, à l’intérieur de ses frontières comme à l’étranger ».
Les conclusions des 50 confrères mobilisés pour cette enquête fleuve dressent le portrait d’un régime de terreur parmi les plus dangereux du monde, et en tout cas le plus menaçant d’Afrique. Cette vérité serait admissible si les informations livrées comportaient les révélations nécessaires à la validation de l’analyse. Or, ce n’est pas le cas. Souvent anciennes, procédant par supposition et par glissement sémantique plus que par démonstration, elles se rapportent à des sources pour la plupart très biaisées, présentées sans être situées ni contextualisées alors qu’elles constituent le fonds de commerce des réseaux complotistes et des auteurs négationnistes du génocide des Tutsis.
Habitués au travail scientifique et à l’indépendance de l’enquête, nous ne pouvons laisser se diffuser sans réagir un dossier qui déconsidère les exigences que nous mettons dans l’exercice de la connaissance. Que des auteurs négationnistes patentés comme Charles Onana ou Judi Rever prennent rang d’informateurs sérieux pour les 17 médias partenaires de « Forbidden Stories », que la contestation de leur thèse devienne un élément à charge du régime de Kigali, qu’un présumé génocidaire tel que Charles Ndereyehe puisse se présenter en victime, que l’entretien final du dossier se transforme en opération promotionnelle du « défenseur des droits de l’homme et héros du film Hotel Rwanda, Paul Rusesabagina » alors que rien n’est plus inexact, démontre la manipulation à laquelle s’est prêté « Rwanda Classified ».
De bonne foi, nous voulons le croire. Il n’était néanmoins pas concevable de s’en tenir au silence et de ne pas faire l’examen de ce qui apparaît a minima comme un accident journalistique très regrettable. Les autres enquêtes des « Forbidden Stories » ne sont pas mises en cause. Mais force est de constater que « Rwanda Classified » est très éloigné des exigences de la recherche de la vérité.
La partialité des informations
Au sujet du point de départ du dossier d’investigation, rien n’indique à l’heure actuelle que John Williams Ntwali ait été assassiné, ni qu’il y aurait un mobile à son assassinat. Il écrivait dans The Chronicles, un journal en ligne en anglais, et collaborait à une chaîne YouTube en kinyarwanda. Jusqu’à sa mort et la suspicion d’assassinat par le régime, sa notoriété ne dépassait guère les frontières du Rwanda. Aucune information n’est apportée par les « Forbidden Stories » sur les enquêtes qu’il aurait menées et leur caractère menaçant pour Kigali.
D’où la nécessité pour le consortium de mobiliser des données à la fois datées et approximatives, en leur donnant un caractère de preuves irréfutables alors qu’elles restent à l’état de supputations et d’accusations anciennes. Celles-ci reproduisent essentiellement des informations connues : l’utilisation par le Rwanda du logiciel espion Pegasus de 2017 à 2021, par exemple, avait déjà été révélée par le même collectif de journalistes, et a fait l’objet de plusieurs publications en 2021, d’un film documentaire et d’un livre, largement relayé par les membres du consortium.
Dans l’affaire Pegasus, des opposants à Paul Kagame et même des membres de son parti, le Front Patriotique Rwandais (FPR), auraient été espionnés grâce à ce logiciel israélien commercialisé par l’entreprise NSO. Parmi ceux-ci, l’ancien ministre de la Justice Tharcisse Karugarama ou encore l’opposante Diane Rwigara. Cette dernière, fille d’un ancien financier du FPR, Assinapol Rwigara, tué en 2015 dans un accident de voiture, sa Mercedes heurtant de plein fouet un camion, n’a jamais cessé de dénoncer un « assassinat », sans pour autant qu’aucun élément ne vienne accréditer cette thèse. Candidate à l’élection présidentielle en 2017, elle dit avoir subi intimidations et pressions judiciaires. Elle a été acquittée par la justice rwandaise en 2018. Et le 8 mai dernier, elle a annoncé qu’elle serait de nouveau candidate à la présidence, lors de la prochaine élection.
« Forbidden Stories » s’est également appuyé sur le témoignage de Carine Kanimba, fille adoptive de Paul Rusesabagina, elle aussi espionnée par Pegasus. Son père est présenté comme un « défenseur des droits de l’homme ». Son histoire héroïque aurait inspiré le film Hotel Rwanda qui relate le sauvetage de plusieurs centaines de Tutsi, réfugiés dans l’ancien hôtel des Mille Collines, à Kigali, propriété en 1994 de la Sabena, la compagnie aérienne belge. D’abord, ce film livre une vision caricaturale du génocide, comme une masse de meurtres guidés par la cupidité. Pour une filmographie respectueuse de la réalité du génocide, il faut se reporter à Shooting Dogs, de Michael Caton-Jones, ou à Sometimes in April, de Raoul Peck.
En outre, selon les chercheurs spécialistes du génocide et surtout selon des rescapés du génocide passés par l’hôtel des Mille Collines, cette histoire serait non seulement enjolivée mais très largement fausse. L’ancien directeur de l’hôtel, Rusesabagina, n’aurait pas agi par humanisme, mais aurait tiré profit de la situation pour extorquer les réfugiés, comme le montre notamment un fax envoyé à l’époque. Loin d’être un humaniste et un juste, il serait un Thénardier des temps modernes, qui s’est ensuite mué en politicien d’opposition. Il a ainsi créé, en 2017, un parti politique, le Mouvement rwandais pour le changement démocratique (MRCD), dont la branche armée, les Forces de Libération Nationale (FLN), a pour principal fait d’armes le mitraillage d’un minibus transportant des civils dans la forêt de Nyungwe en décembre 2018 (bilan : 9 morts). Arrêté en 2020 après avoir été piégé par les services rwandais, il a été incarcéré, jugé, condamné puis gracié en 2023 et vit désormais au Texas.
Un autre angle d’attaque choisi par les enquêteurs concerne le Kivu, région de l’Est de la République démocratique du Congo, limitrophe du Rwanda. Kigali est accusé de visées expansionnistes, et de déstabiliser la zone pour pouvoir piller les minerais de la RDC. À tel point que les tensions se sont dangereusement accrues ces deux dernières années avec Kinshasa et qu’en décembre dernier, le président congolais Félix Tshisekedi en visite à Goma, grande ville frontalière, a menacé « de mettre fin au régime de Kagame ».
Là encore, la partialité des informations présentées interroge. La présence de militaires des Forces de défense rwandaises, en appui aux rebelles du M23, est un secret de polichinelle que l’état-major de Kagame dément mollement. Mais ce qu’omettent de préciser les enquêteurs de Forbidden Stories travaillant pour « Rwanda Classified » c’est que la région est en proie à des violences depuis trente ans, et qu’elle reste prisonnière d’une situation complexe, où Kinshasa ne contrôle plus grand-chose. Le M23, milice congolaise qualifiée de « rwandaise » parce que composée de Tutsi, n’est qu’un groupe armé parmi des dizaines d’autres sévissant dans l’est de la RDC. S’il est le mieux équipé, il n’est pas le plus meurtrier arrivant sur ce plan loin derrière les ADF et autres Codeco ou Nyatura.
D’autres, tels que les Wazalendo, sont armés par Kinshasa et se livrent à des massacres ethniques contre les Tutsis, réveillant les fantômes du génocide. Quant aux FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), il s’agit d’une organisation composée d’extrémistes hutus, d’anciens génocidaires qui se sont retranchés dans l’est du Congo, il y a trente ans, lorsque l’Armée patriotique rwandaise de Paul Kagame, les a chassés du pouvoir, et qui bénéficie de la complaisance sinon du soutien des autorités de Kinshasa.
Auteurs controversés et prêcheurs de haine
Mais l’aspect le plus problématique de cette série à charge contre le régime de Kagame est la promotion d’auteurs controversés et de groupes de pression rassemblant des prêcheurs de haine, des complotistes et des négationnistes notoires du génocide des Tutsis.
• La journaliste britannique Michela Wrong est ainsi présentée, dans Le Monde et Le Soir, comme une voix critique de Kagame. Autrice d’Assassins sans frontières, un livre sur la campagne d’assassinats menée par le Rwanda contre des opposants à l’étranger, elle est régulièrement mise en avant par ceux qui contestent la « version officielle » de l’histoire du génocide et qui cherchent à déresponsabiliser la France. Elle reprend par exemple l’argument selon lequel le FPR aurait refusé l’intervention de l’ONU fin avril 1994… Ce qui est faux. Elle oublie aussi la nature du coup d’État mené par le colonel Bagosora pour exclure le FPR, signataire des accords d’Arusha, du gouvernement extrémiste constitué le 8 avril.
En 2021, dans un pamphlet anti-Kagame, elle assimile le FPR à une force d’occupation étrangère. Et rejette toute comparaison entre la Shoah et le génocide des Tutsis, parle d’un « pacte faustien » pour faire accepter « la version officielle de l’histoire » sur le génocide.
La Canadienne Judi Rever est elle aussi présentée comme une victime de Kagame. Elle est décrite par Le Monde et Le Soir comme une journaliste faisant « des recherches sur le régime rwandais », concédant tout de même que ses thèses « sont considérées comme négationnistes par le régime et par une large partie des experts du génocide rwandais [sic] ». La cellule investigation de Radio France, également partenaire du projet « Rwanda Classified », présente Judi Rever comme une journaliste « ayant publié des livres très critiques envers Paul Kagame »… Son dernier ouvrage, Rwanda : l’éloge du sang, est en effet un violent réquisitoire contre le président rwandais. Mais pour Romain Poncet, dans la revue Esprit, il est à ranger « dans les archives du négationnisme ». « L’énormité des pouvoirs qui sont prêtés à Kagame va de pair avec une disparition des contextes politiques », écrit l’auteur, membre d’Ibuka France, association qui milite pour la reconnaissance du génocide des Tutsis.
Judi Rever est une figure négationniste bien connue qui a fait l’apologie de criminels condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Pour Ibuka, elle incarne « la rhétorique fallacieuse employée par la nébuleuse négationniste, langue composite mêlant confusion conceptuelle, défaut de rigueur méthodologique et manipulation des faits ». Même si elle rejette ce terme de « négationniste », elle est l’une des promotrices de la thèse du « double génocide », utilise régulièrement l’inversion des responsabilités et les accusations en miroir. Ainsi, pour elle, l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, en 1994, serait l’œuvre de Kagame. Une accusation pourtant démentie par l’enquête du juge Trévidic en 2012, mais qui a la peau dure, notamment dans les cercles pro-Hutu en France et en Belgique. Le génocide lui-même ne serait ainsi qu’une manipulation destinée à asseoir le pouvoir d’un seul homme.
Judi Rever remet même en question la nature des massacres de Tutsi à Bisesero. Elle va jusqu’à accuser Kagame d’en être responsable, en dépit de toutes les évidences et au mépris des faits historiques.
Charles Ndereyehe, présenté dans un article du Soir comme « un dissident qui a obtenu l’asile aux Pays-Bas et (qui) est accusé de crimes de guerre par le Rwanda », explique qu’il aurait été agressé physiquement par trois hommes parlant le kinyarwanda en juin 2018, alors qu’il se trouvait à Bruxelles pour protester contre la venue de Paul Kagame. C’est possible et c’est bien entendu condamnable mais il est dommage que les enquêteurs de « Rwanda Classified » omettent de préciser que l’intéressé est l’un des fondateurs, en 1992, du parti extrémiste CDR (Coalition pour la défense de la République), dont les miliciens, les « Impuzamugambi » (« ceux qui ont le même but »), le disputèrent aux « Interahamwe » (« ceux qui travaillent ensemble ») en termes de cruauté et de criminelle efficacité lors des cent jours que dura le génocide des Tutsis.
Charles Onana fait partie des « opposants présumés au gouvernement rwandais » pour lesquels s’inquiète le dossier « Rwanda Classified » – car « tagués dans des tweets dont ils étaient la cible ». Se prétendant spécialiste du génocide, il est poursuivi en France pour contestation de crime contre l’humanité après le dépôt d’une plainte par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) pour avoir nié l’existence du génocide tutsi en 2019 au cours d’une interview télévisée. Il avait déjà été accusé en 2004 de négationnisme par le journaliste Christophe Ayad qui avait gagné contre lui le procès en diffamation qu’il lui avait intenté. L’article de « Forbidden Stories » reconnaît que des plaintes l’ont visé en France pour cette infraction.
Pourtant, à son propos comme à celui d’« Inkingi Placide Kayumba, dirigeant de la FDU, une coalition de groupes d’opposition rwandais en exil », il est seulement fait mention d’« accusations reprises par les trolls sur les réseaux sociaux, de manière à discréditer ces opposants exilés ». L’euphémisation est caricaturale, elle fait passer des extrémistes pour des témoins dignes de confiance, contraints à l’exil.
Jambo ASBL (pour Association sans but lucratif) et son site Jambonews sont quant à eux présentés comme « un média basé en Belgique opéré [sic] par des exilés rwandais ». Or, ceux-ci sont en réalité le fer de lance du négationnisme en Belgique et en France. Ses principaux animateurs sont des enfants de génocidaires restés fidèles non seulement à leurs parents mais à leur idéologie. Bénéficiant de son statut d’ASBL, Jambo emploie quelques permanents dont la principale activité est de répandre le virus du négationnisme sur le Web et les réseaux sociaux, avec pour constante de dénoncer le « régime criminel de Kagame » et de réhabiliter les actions de leurs parents quand ils étaient aux affaires.
Dans une enquête publiée en 2022 dans la revue belge Médor, la journaliste Charlotte Wirth, membre du Réseau mondial de journalistes d’investigation (GIJN), avait décrit comment le poison du révisionnisme s’instillait dans les institutions belges, par l’entremise des dizaines d’associations tenues par les anciens dignitaires du régime Habyarimana, réfugiés en Europe au lendemain du déclenchement du génocide.
Comment de telles organisations ont-elles pu déjouer la vigilance de 17 grands médias internationaux ? Comment ceux-ci ont-ils pu donner crédit aux témoignages mentionnés plus haut ? Comment ce dossier « Rwanda Classified » se révèle-t-il de plus si détaché du contexte indispensable à la compréhension du Rwanda d’aujourd’hui ?
Faillite méthodologique
La critique du régime rwandais et de son homme fort n’a rien de tabou. Encore faut-il que les mises en cause soient solidement documentées et prouvées, ce qui n’est pas le cas avec le dossier de « Forbidden Stories ». Il aurait été largement préférable d’en différer la publication en attente d’éléments tangibles ou d’y renoncer si les sources sérieuses étaient introuvables. La méconnaissance du sujet fait que des accusations sans fondements sont prises pour des informations fiables et leurs auteurs tenus pour des témoins de qualité. Comment oublier des décennies de racialisme d’État et de mise en condition de la population, conduisant à traiter l’ensemble des Tutsis comme des boucs émissaires à la moindre difficulté ? Comment ne pas voir la forme prise par les tueries d’hommes, de femmes et d’enfants, dans le prolongement direct des slogans de ce racisme ? S’agirait-il de détails ?
La faillite méthodologique se répète avec le contexte du génocide perpétré contre les Tutsis. Les contributeurs du « Rwanda Classified » ne versent pas dans sa négation. Mais il disparaît de leur propos sinon pour appuyer la thèse de son instrumentalisation dans le cadre de la répression qui sévit au Rwanda. Il est nécessaire de rappeler à cet égard plusieurs données de base de l’histoire afin de situer ce qu’est exactement le régime rwandais dont on parle. Cinq points sont irréductibles. C’est le FPR qui a mis fin au génocide. Il a fait rentrer au Rwanda des centaines de milliers de Hutus que les génocidaires avaient entraînés au Congo et précipités dans la famine et le choléra. Les nouvelles autorités ont choisi dès la fin du génocide la voie de la réparation judiciaire et non celle de la vindicte aveugle. Elles ont prôné la réconciliation, redressé un pays comme jamais dévasté et su bâtir une nouvelle nation. Elles doivent enfin affronter la menace directe des anciens génocidaires de 1994, très actifs à l’est du Congo, fidèles à leur entreprise de haine raciale, rejoints par des milices extrémistes de RDC et même par des autorités de Kinshasa, continuant depuis trente ans de massacrer des Tutsis ou des rwandophones congolais.
Le régime a fait le pari difficile de la réconciliation entre victimes et bourreaux, tout en pénalisant le négationnisme dans un pays où l’impunité des tueurs, malgré l’action judiciaire – dont celle de la France –, est une donnée toujours inquiétante. Avant de dénoncer l’instrumentalisation du génocide à laquelle semble beaucoup tenir le « Rwanda Classified », il serait légitime d’observer les efforts en faveur de la connaissance. On peut notamment mentionner les importants investissements scientifiques, documentaires et pédagogiques, et le rapprochement des historiens et spécialistes du Rwanda, de France, de Belgique, de Grande-Bretagne, débouchant sur des recherches communes intensifiées depuis 2021.
En résumé, cette enquête « Rwanda Classified » de la série « Forbidden Stories » nous rappelle les années de plomb (2004-2014) du mensonge systématique sur ce qui s’était passé au Rwanda. Elle est au journalisme d’investigation ce que la procédure du juge Bruguière (définitivement enterrée par l’enquête Trévidic-Poux de 2007-2014 puis par la Cour de cassation dans sa décision du 15 février 2022) est à l’enquête judiciaire : l’archétype de ce qu’il ne faut pas faire. À cet égard, il faut espérer qu’elle trouvera, à l’avenir, sa place dans les écoles de journalisme, tant elle est caricaturale par ses raccourcis, ses non-dits, et son refus de toute contextualisation. On voudrait ne pas y voir la marque d’un européocentrisme, même inconscient. Et pourtant… Cette séquence malheureuse renvoie aux années de plomb des décennies passées, faites de déni et d’intimidation publique, comme si les savoirs journalistes et historiques n’avaient aucune valeur pour comprendre le monde et regarder le passé bien en face.
Signataires :
Joëlle Alazard, présidente de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG),
Stéphane Audoin-Rouzeau, historien et directeur d’études à l’EHESS,
Mehdi Ba, journaliste à « Jeune Afrique »,
Annette Becker, historienne, université de Paris-Nanterre,
Boubacar Boris Diop, écrivain, Dakar, Sénégal,
Juliette Bour, doctorante en histoire à l’EHESS,
Jean-François Cahay, ingénieur, militant contre le négationnisme,
Aline Cateux, anthropologue, université de Louvain-la-Neuve,
Jean-Pierre Chrétien, historien, directeur de recherche émérite du CNRS,
Catherine Coquio, universitaire,
Philippe Denis, historien, professeur émérite à l’université du KwaZu-Natal,
Vincent Duclert, historien, chercheur et ancien directeur du Cespra (EHESS-CNRS),
Hélène Dumas, historienne CNRS-EHESS,
Gaël Faye, écrivain, chanteur,
Aymeric Givord, membre du conseil d’administration d’Ibuka France,
Marcel Kabanda, historien,
Aurelia Kalisky, chercheuse au centre Marc-Bloch à Berlin,
Raymond Kévorkian, historien des violences de masse,
Samuel Kuhn, enseignant, historien,
Louis Laurent, doctorant à l’EHESS,
Linda Melvern, journaliste d’investigation,
Chantal Morelle, historienne membre de la « commission Duclert » sur le génocide des Tutsis,
Guillaume Perrier, grand reporter au « Point »,
Florent Piton, historien, université d’Angers-Temos,
Romain Poncet, militant d’Ibuka France,
François Robinet, historien, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines,
Patrick de Saint-Exupéry, journaliste, auteur, Prix Albert-Londres et Prix Bayeux des correspondants de guerre,
Michael Stanzke, journaliste, réalisateur,
Yves Ternon, historien des génocides contemporains,
Xavier Truti, responsable de projets d’éducation,
Régine Waintrater, psychanalyste, maître de conférences honoraire Paris Cité
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