La productrice Lucy Durán raconte l’histoire fascinante du chef-d’œuvre de Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko, un extraordinaire duel de koras enregistré dans un vestibule du palais des congrès du Mali, en l’honneur de l’héritage patrilinéaire des deux griots-musiciens maliens. Un article PAM
« Laissez-moi vous raconter comment tout cela s’est passé », commence Lucy Durán. À Londres, c’est enfin le printemps, et la célèbre productrice de disques et professeure se remémore une certaine nuit de septembre 1997 à Bamako. Le motif de notre rencontre ? Évoquer l’histoire de New Ancient Strings, album intemporel de duos de kora réunissant Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko, et sans doute le préféré de Lucy parmi les vingt-cinq disques qu’elle a produits depuis. Enregistré dans la seule nuit du 22 septembre 1997, ce classique est depuis longtemps épuisé, ce qui n’a fait qu’ajouter à son statut d’album culte parmi audiophiles et connaisseurs de musique mandingue. Mais avec la récente annonce d’une réédition prochaine sur Chrysalis Records, ce joyau qui tire son nom du disque Cordes Anciennes enregistré en 1970 par les pères respectifs des membres du duo, sera bientôt disponible dans toute la splendeur de ses fréquences remasterisées.
Lucy, qui dégaine sa propre kora pendant notre entretien pour nous expliquer un détail d’accordage, a développé une relation particulière avec cette harpe à vingt et une cordes d’Afrique de l’Ouest à travers le maître gambien Amadu Bansang Jobarteh, et connaissait personnellement Toumani depuis plus de dix ans lorsque la paire a esquissé l’idée de donner une suite à l’album du père, en duo avec Djelimadi Sissoko. « Au départ, je voulais faire l’album avec le propre père de Toumani : Sidiki Diabaté », explique-t-elle. « Je voulais que ce soit un duo père-fils. Ils étaient très compétitifs entre eux, une particularité très malienne. On appelle cela “fadeya”, c’est-à-dire la rivalité entre les enfants partageant le même père mais nés de mères différentes. C’est pourquoi le premier rival dans la vie d’un garçon est toujours son propre père. »
Après avoir produit en 1988 Kaira, le premier album de Toumani Diabaté, elle soumet l’idée à Sidiki, qui se montre immédiatement enthousiaste. « À mon avis, il pensait qu’il pouvait faire mieux que son fils et, bien entendu, son fils pensait probablement qu’il pouvait battre son propre père », confie-t-elle, d’un air malicieux. Le père et le fils étant d’accord avec l’idée initiale, elle entreprend de convaincre un label. « J’essayais de mettre dans ma poche Joe Boyd de Hannibal Records. Nous avions déjà fait quatre albums à ce moment-là (sans financement !) et je voulais le persuader d’accepter l’idée d’enregistrer un “new” Ancient Strings faisant suite à l’album Cordes Anciennes. J’aimais bien le jeu de mots entre “new” et “ancient” « , s’amuse Lucy, avant d’aborder la partie triste de l’histoire. « Sidiki s’est rendu en Gambie en avril 1996 pour rejoindre sa ville natale, Bansang, où il a été victime d’une sorte d’attaque cérébrale. Il est décédé pendant la prière du matin. Une fois rapatrié au Mali (même s’il n’était pas vraiment d’origine malienne), il a eu droit à des funérailles nationales. Donc au moment même où Joe Boyd me dit : “Allez, on le fait !”, on perd soudain Sidiki. » Consciente de la nécessité de briser le mauvais sort, Lucy décide de demander à Ballaké Sissoko s’il accepte de prendre la place de Sidiki, modifiant ainsi le scénario initial : désormais, ce sont deux fils qui reprennent la musique de leurs pères respectifs. « Les pères de Ballaké et de Toumani étaient de grands amis, explique-t-elle. Ils se sont connus en Gambie et ont tous deux émigré au Mali où ils ont rejoint l’Ensemble Instrumental National. Il était donc logique de convier les fils de ces deux grands amis qui vivaient côte à côte à Bamako (les deux familles ayant reçu en cadeau du président un unique terrain qu’elles se sont partagé). »
Après avoir recruté Nick Parker, spécialisé dans l’enregistrement de musique classique, et loué un magnétophone à bande Nagra, Lucy s’envole pour Bamako et commence le repérage des lieux d’enregistrement. « On a visité énormément de studios, y compris celui de Salif Keita ! On a vite compris que s’ils étaient parfaitement adaptés pour certaines choses, ils ne l’étaient pas pour ce projet en particulier. On s’est même rendus en dehors de Bamako pour visiter toutes sortes d’endroits dont on pensait qu’ils pouvaient avoir une bonne acoustique. Et à chaque fois, on s’est dit : « Non, non, non, et non ! » Jusqu’à ce qu’après de nouvelles visites infructueuses, quelqu’un leur suggère finalement le Palais des Congrès, un édifice récemment inauguré. « Là-bas, nous avons repéré ce couloir entre deux grandes salles : une sorte de vestibule », explique Lucy. Fait inhabituel au Mali, les murs de cette pièce étaient extrêmement épais, ne laissant passer aucune pollution sonore extérieure. « Les sols et les murs étaient en marbre, produisant cette magnifique réverbération naturelle. Nick a donc décrété : « C’est ici qu’on va le faire. » [Le personnel du Palais] nous a répondu : « Nous vous laissons les lieux, mais seulement après 22 heures, car pendant la journée, nous avons beaucoup d’activités et des réunions gouvernementales.” C’est ainsi que finalement, au septième jour et après avoir visité des dizaines d’endroits différents, on s’est rendus dans l’enceinte du Palais, à 22 heures pile. »
Après avoir placé Toumani et Ballaké au centre de la pièce, Nick installe quatre microphones, et le duo est enfin prêt à se lancer. Enfin, presque… « On a commencé l’enregistrement mais on s’est rendu compte qu’il y avait un grillon dans le système de climatisation ! Il faisait un bruit infernal, et on a dû passer au moins une heure à essayer de le localiser. Quand on a finalement réussi à le faire fuir, ça a été une énorme crise de fous rires et d’hystérie collective. Et enfin, les deux jeunes hommes ont pu prendre place, le jour même de l’anniversaire de l’indépendance du Mali, une merveilleuse coïncidence qui n’avait rien d’intentionnel. » L’enregistrement peut enfin débuter, captant le dialogue de deux musiciens absolument complémentaires : Ballaké apportant un « incroyable sens du rythme » tandis que Toumani offre « mélodie et virtuosité ». La plupart des morceaux seront enregistrés en deux prises uniquement, entre minuit et sept heures du matin. La Suite ICI:
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