Se demander s’il est désormais possible aux écrivains et intellectuels sénégalais, en tant que groupe, — et à quelles conditions, — de traduire leurs idées et aspirations en une action susceptible de hâter la transformation de notre société, c’est poser du même coup le problème de l’efficacité…
Agir de façon à atteindre un objectif précis parce que des problèmes très graves l’exigent dans les circonstances données de temps et de lieu, c’est donc soulever le problème de l’efficacité. C’est s’interroger sur les moyens, prévoir leurs effets dans l’immédiat, tenir compte des caractéristiques du milieu vivant.
C’est émerger de nos représentations trop souvent globales et théoriques pour nous abandonner un instant à l’impatience dynamique et vitale de faire quelque chose tout de suite, sorte d’exigence absolue et douloureuse vis-à-vis des situations actuelles et concrètes dans un Sénégal en proie à la crise sociopolitique sans précédent.
L’intellectuel est celui qui clarifie, qui ne camoufle pas la vérité, qui négocie des solutions langagières entre l’espace public et l’espace littéraire, qui reste conscient des problèmes de classes qui traversent la culture et le discours social. Le vrai intellectuel sait percevoir les nouvelles idées, la variété des possibilités du langage, il ne rejette pas la norme parce qu’il sait être narquois devant elle ; il ne se construit pas véritablement contre la norme, il se construit dans la norme — avec beaucoup de « jeu » (au sens d’espace) dans la langue. Il est également intermédiaire d’un point de vue institutionnel, car il peut s’inscrire à la fois dans l’université (sans être spécialiste) et dans des lieux culturels et publics où sa voix peut faire écho.
La précarité des ressorts sociaux, les clivages politiques tranchés, le manichéisme sordide exigent un engagement
Les intellectuels doivent être utiles, voire servir une cause (celle de la Révolution tranquille et de la laïcisation de la société), à défaut de quoi ils ne deviendront que des simulacres, pâles copies des véritables penseurs. Mais ils ne doivent pas être asservis à des idéaux abstraits. La situation est urgente, et c’est la précarité des ressorts sociaux, les clivages politiques tranchés, le manichéisme sordide ambiant qui exigent d’eux un tel engagement. C’est donc aussi dire que la société sénégalaise nécessite un modèle d’intellectuel bien à elle qui corresponde à sa réalité socioéconomique, à sa situation historique, à la place singulière des intellectuels dans celle-ci.
L’individu qui résiste à l’oppression des idéologies cyniques, ou oublieuses du droit ou simplement peu lucides dans l’analyse des situations, est un individu qui sait prendre le risque de se séparer, de s’isoler pour revenir éclairer la collectivité faite d’individus manipulables en jouant sur leurs meilleurs sentiments. On constate ainsi que le sujet libre peut certes prendre appui sur les droits déclarés comme nouvelle image, mais doit surtout prendre le risque de cette solitude quand la cité est en danger du fait d’un conformisme idéologique ou d’un règne de l’arbitraire néfaste.
Autre constat amer: le temps de la pensée et des idées, ce temps-là précieux à interroger les convictions et les certitudes sans jamais craindre le doute semble également être révolu.Les intellectuels pur jus, les vrais sachants se murent dans un silence assourdissant quand les tonneaux vides se mettent allègrement en scène.
La nature ayant horreur du vide, le chienlit prospère!
Le fossé est très grand entre la caste des intellectuels et le peuple, signe révélateur de la fin des pactes sociaux, signifiant la rupture de la communauté de destin entre les peuples et ses élites. Elle crée chez les élites un désintérêt pour l’avenir des peuples, et chez les peuples une méfiance envers les élites, sur fond d’inégalité toujours croissante. Elle marque le retour progressif de la lutte des classes, c’est-à-dire la recomposition de l’espace politique autour d’une opposition de classe, avec à court terme une augmentation de l’instabilité politique, à long terme la réapparition de la violence politique et de l’extrémisme…
Quant l’État s’érige en dictature d’institution et ne cherche pas à faire penser, embrigade dans une gouvernementalité étouffante, fabrique des lois qui tétanisent et découragent, c’est vrai de notre quasi état d’urgence avec des FDS en état de veille et mobilisation constante, des nouvelles lois antiterroristes qui entravent la liberté individuelle des citoyens.. C’était vrai des institutions de république, devenues familières des coups d’état permanents contres les libertés fondamentales des sénégalais.
Cette détresse n’a pas été attribuée à des circonstances individuelles mais à un système politique qui conduit un homme à avoir honte d’être un homme. Quand la condition humaine devient honteuse, on peut choisir de mourir, mais on peut aussi être amené à se révolter et à prendre le risque de mourir pour retrouver son espace d’épanouissement.
Il s’agit également de renverser le rapport de force, par une mobilisation démocratique afin de se réapproprier les leviers du pouvoir. Il s’agit enfin de redonner du souffle à la politique et d’instaurer une communauté qui s’invente. L’essor des mouvements citoyens témoigne de la volonté de réinventer l’action politique. Le lien politique doit donc s’instaurer en relation avec les autres acteurs, dans une communauté transversale, autour d’un espace de visibilité, et se renforcer par un dialogue continu, à l’œuvre aussi bien dans la réflexion politique que dans la mise en pratique quotidienne des normes.
Nos intellectuels ont un rôle majeur à jouer dans cette mise en perspective. Pour faire face à cette dictature d’institution, ne nous faudra-t-il pas que nos intellectuels aient quelque courage révolutionnaire ?
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