UN PORTRAIT DE LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE – PAR CHRIS HEDGES (PART II)

La danse macabre a déjà commencé. Des centaines de milliers d’Américains meurent chaque année de surdoses d’opiacés, d’alcoolisme et de suicide, ce que les sociologues appellent des morts par désespoir. Ce désespoir alimente des taux élevés d’obésité morbide, environ 40 % de la population, des addictions au jeu, la « porno addiction » de la société avec l’omniprésence d’images de sadisme sexuel ainsi que la prolifération de milices armées de droite et des fusillades de masse nihilistes. Plus le désespoir augmente, plus ces actes d’auto-immolation se multiplient.

Désintégration et soulèvements

Les gens accablés de désespoir recherchent un remède magique, qu’il s’agisse de sectes de crise [Les sectes de crise se forment lorsqu’un grand nombre de personnes, en quête de croissance retrouvée et de succès, cèdent à la pensée magique, NdT], comme la Droite chrétienne, ou de démagogues comme Trump, ou encore de milices déchaînées qui voient la violence comme un agent de purge.

Tant qu’on laissera ces sombres pathologies prospérer et se répandre – et le Parti démocrate a clairement indiqué qu’il n’entreprendra pas le genre de réformes sociales radicales qui permettront de freiner ces pathologies – les États-Unis poursuivront leur marche vers la désintégration et le bouleversement social. La défaite de Trump n’arrêtera ni ne ralentira la chute.

On estime à 300 000 le nombre d’Américains qui, en décembre, seront morts de la pandémie, chiffre qui devrait passer à 400 000 en janvier. Le sous-emploi et le chômage chroniques, proches de 20 % si on continue de compter dans les statistiques officielles ceux qui ont cessé de chercher du travail, ceux qui sont mis à pied sans perspective d’être réembauchés et ceux qui travaillent à temps partiel mais restent en dessous du seuil de pauvreté, au lieu de les effacer des listes de chômeurs d’un coup d’éponge magique.

Nous avons un système de santé privatisé qui réalise des bénéfices records pendant la pandémie, il n’est pas conçu pour faire face à une urgence de santé publique. Il est conçu pour maximiser les profits de ses propriétaires.

Il y a moins d’un million de lits d’hôpitaux dans le pays, résultat de la tendance à la fusion d’établissements et à la fermeture d’hôpitaux qui dure depuis des décennies et qui a réduit l’accès aux soins dans les communautés partout dans le pays.

Des villes comme Milwaukee ont été dans l’obligation d’ériger des hôpitaux de campagne. Dans des États comme le Mississippi, il n’y a plus de lits disponibles en soins d’urgence. Le service de santé à but lucratif n’a pas stocké les respirateurs, les masques, les tests ou les médicaments pour faire face à la COVID-19.

Pourquoi aurait-il dû le faire ? Ce n’est avec ça qu’on augmente les profits. Et il n’y a pas de différence substantielle entre la réponse de Trump et celle de Biden à la crise sanitaire, qui voit 1 000 personnes mourir chaque jour.

Quarante-huit pour cent des travailleurs en première ligne n’ont toujours pas droit aux indemnités pour arrêts de maladie. Quelque 43 millions d’Américains ont perdu l’assurance maladie financée par leur employeur. Il y a dix mille faillites par jour, deux tiers desquelles étant sans doute liées à des coûts médicaux exorbitants.

Les banques alimentaires sont submergées par des dizaines de milliers de familles désespérées. Environ 10 à 14 millions de ménages locataires, soit 23 à 34 millions de personnes, étaient en retard sur leur loyer en septembre. Cela représente entre 12 et 17 milliards de dollars de loyers impayés. Et ce chiffre devrait passer à 34 milliards de dollars de loyers impayés en janvier.

La levée du moratoire sur les expulsions et les saisies signifie que des millions de familles, dont beaucoup sont sans ressources, seront jetées à la rue. La faim dans les ménages américains a presque triplé entre 2019 et août de cette année, selon le Bureau du recensement et le ministère de l’agriculture. Selon l’étude le nombre d’enfants américains qui n’ont pas assez à manger est 14 fois plus élevé que l’année dernière.

Une étude de l’Université de Columbia a révélé que depuis le mois de mai, huit millions d’Américains de plus peuvent être considérés comme pauvres. Pendant ce temps, les 50 Américains les plus riches détiennent autant de richesses que la moitié des États-Unis. Les Millenniaux, soit quelque 72 millions de personnes, détiennent 4,6 % de la richesse américaine.

Une seule chose compte

Une seule chose compte pour l’État corporatiste. Ce n’est pas la démocratie. Ce n’est pas la vérité. Ce n’est pas le consentement des gouvernés. Ce n’est pas l’inégalité des revenus. Ce n’est pas l’État de surveillance. Ce n’est pas une guerre sans fin. Ce n’est pas l’emploi. Ce n’est pas la crise climatique.

C’est la primauté du pouvoir des entreprises – celle qui a tué notre démocratie, nous a enlevé nos libertés civiques les plus fondamentales et a plongé la plus grande partie de la classe ouvrière dans la misère – celle qui a permis l’augmentation et la consolidation de sa propre richesse et de son pouvoir.

Trump et Biden sont des personnages détestables qui avancent dans la vieillesse avec des lacunes cognitives et sans aucune morale. Trump est-il plus dangereux que Biden ? Oui. Trump est-il plus incompétent et plus malhonnête ? Oui. Trump est-il une menace pour la société démocratique ? Oui. Biden est-il la solution ? Non.

Débat présidentiel américain, 20 septembre 2020.

Biden ne peut raisonnablement pas apporter de changement. Il ne peut qu’offrir davantage de la même chose. Et la plupart des Américains ne veulent pas davantage de la même chose. La plus grande partie de la population en âge de voter dans le pays, les plus de 100 millions de citoyens qui, par apathie ou par dégoût, ne votent pas, resteront une fois de plus chez eux. Cette démoralisation de l’électorat est organisée.

En Amérique, nous n’avons le droit de voter que contre ce que nous détestons. Les médias partisans dressent un groupe contre un autre, une version grand public de ce que George Orwell a appelé dans son roman 1984 les « Deux minutes de haine ». Nos opinions et nos préjugés sont habilement pris en compte et renforcés, à l’aide d’une analyse numérique détaillée de nos tendances et de nos habitudes, puis nous sont revendus.

Le résultat, comme l’écrit Matt Taibbi, est « une colère conditionnée rien que pour vous ». La population est incapable de s’exprimer au-delà de la fracture programmée. La politique, sous cette attaque, s’est atrophiée en une vulgaire émission de télé réalité centrée sur des personnalités politiques fabriquées. Le discours civique a été contaminé par les invectives et les mensonges. Le pouvoir, pendant ce temps, n’est pas plus scruté que contesté.

La couverture politique est calquée, comme le souligne Taibbi, sur la couverture sportive. Les décors ressemblent à ceux du compte à rebours d’un match de la ligue de foot le dimanche. Le présentateur est sur le côté. Il y a quatre commentateurs, deux pour chaque équipe. Des graphiques nous tiennent au courant du score.

Les identités politiques sont réduites à des stéréotypes qu’on peut facilement gober. Les tactiques, la stratégie, l’image, les décomptes mensuels des contributions aux campagnes et les sondages sont examinés à l’infini, tandis que les véritables questions politiques sont ignorées. C’est le langage et l’imagerie de la guerre.

Cette couverture masque le fait que sur presque toutes les questions majeures, les deux principaux partis politiques sont en parfait accord. La déréglementation de l’industrie financière, les accords commerciaux, la militarisation de la police – le Pentagone a transféré plus de 7 milliards de dollars de matériel et d’équipement militaires excédentaires à près de 8 000 agences de maintien de l’ordre fédérales et étatiques depuis 1990 – l’explosion de la population carcérale, la désindustrialisation, l’austérité, le soutien à la fracturation hydraulique et à l’industrie des combustibles fossiles, les guerres sans fin au Moyen-Orient, le budget militaire pléthorique, le contrôle des élections et des médias par les entreprises et la surveillance gouvernementale massive de la population – et quand le gouvernement vous surveille 24 heures sur 24, vous ne pouvez pas utiliser le mot liberté, on est là dans la relation d’un maître et d’un esclave – tout cela avec le soutien des deux partis. Et c’est pour cette raison que ces questions ne sont presque jamais abordées… (À suivre)

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