Yolande Mukagasana: « À Propos Du Rwanda, Attendre De Forbidden Stories De L’empathie Et De L’humanité Est Une Perte De Temps »

Dans notre série d’interview consacrée au Rwanda, suite à la « pseudo-enquête » « Rwanda Classified », produite par Forbidden Stories comme l’appelle Bojana Coulibaly, kirinapost ouvre le second volet et interroge Yolande Mukagasana écrivaine et survivante du génocide contre les Tutsi. La famille de Yolande Mukagasana fut exterminée en 1994. Brave et résilience, elle oeuvre sans relâche, à travers ses ouvrages et les actions de sa fondation pour préserver la mémoire des victimes et aider son pays à se reconstruire. Cette rescapée, devenue par la force du destin, réparatrice d’âmes brisées, nous a accordé un entretien. Au menu: Forbidden Stories, le Congo, l’acharnement dont le Rwanda fait l’objet et le travail de mémoire.

Yolande Mukagasana: « À Propos Du Rwanda, Attendre De Forbidden Stories De L’empathie Et De L’humanité Est Une Perte De Temps », Information Afrique Kirinapost

Yolande Mukagasana: « Ma lutte a de multiples facettes dans le but d’aider la jeunesse rwandaise et africaine à ne pas rester prisonnière de l’histoire négative. S’en souvenir mais sans en rester prisonnier. »

Kirinapost: Si vous devez vous présenter, que diriez-vous ?

Yolande Mukagasana: Je suis Yolande Mukagasana, j’ai 70 ans. Je suis rescapée du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994, dont la famille fut exterminée. Mon mari, tous mes enfants, mes frères et sœurs, beaucoup de mes amis et plus d’un million d’innocents. Mise à part l’écriture, à travers la Fondation que j’ai créée, je fais des recherches sur le génocide, sa négation et la réconciliation des Rwandais. Je travaille sur l’éducation qui fut la base de l’idéologie génocidaire. A travers ma propre résilience, j’aide la communauté rwandaise à sortir de l’horreur pour se reconstruire. Dans le cadre de la mémoire, je crée des outils de lutte comme le jardin des Justes du monde au Rwanda en création, pour mettre à l’honneur des personnes qui ont sauvé des vies pendant le génocide à l’exemple du Capitaine Diagne Mbaye, l’officier sénégalais qui a été tué en sauvant les Tutsi du Rwanda que nous comptons honorer dans ce jardin en présence de sa famille. Ma lutte a de multiples facettes dans le but d’aider la jeunesse rwandaise et africaine à ne pas rester prisonnier de l’histoire négative. S’en souvenir mais sans en rester prisonnier.

Kirinapost:Comment avez-vous accueilli la campagne Forbidden Stories contre le Rwanda ?

Yolande Mukagasana:J’ai vu l’Occident semblable à lui-même par rapport à l’Afrique en générale et le Rwanda en particulier.

L’article de cet ensemble de révisionnistes du génocide perpétré contre les Tutsi ne m’a pas du tout étonné. On ne peut pas donner ce que l’on n’a pas. Ils n’ont aucune espèce d’humanité ni d’empathie. Leur en demander est une perte de temps. Par contre, ce qui m’a étonné c’est cette façon de se mettre ensemble juste pour détruire. Cela m’a rappelé les assassins pendant le génocide contre les Tutsi. Personne n’osait tuer seul. Ils avaient besoin de se mettre ensemble pour se donner plus de force et de courage.

Nous ne pouvons pas changer ce groupe de malfaiteurs car nous ne pouvons pas créer des hommes et des femmes nouveaux. Ils sont aussi grands pour les éduquer, cela ne tiendrait pas. Il faut les combattre avec la dernière énergie. Les combattre uniquement avec les mêmes moyens qu’eux.

Ce sont des ennemis du Rwanda et de l’Afrique en général. Ce que nous pouvons faire est uniquement de les combattre avec les moyens que nous avons. Ils ont investi beaucoup d’argent juste pour nous blesser. Nous ne pouvons pas en avoir. Mais ce qu’ils ne savent pas c’est que nous avons ce qui leur fait peur, la vérité sur ce que nous avons vécu, notre résilience et notre engagement. Nous savons d’où nous venons comme Rwandais et nous savons où nous arrivons et surtout où nous voulons aller. Nul ne peut rien changer.

Kirinapost: Le Congo voisin se sent menacé par le Rwanda ? Qu’en pensez-vous ?

Yolande Mukagasana:Je suis plutôt triste de voir le Congo diviser l’Afrique. Je ne sais pas si vous avez compris cette guerre. Souvenez-vous de 1994 avec l’arret du génocide par le Front Patriotique Rwandais. La Communauté internationale a exigé le Zaïre, qui est aujourd’hui la République Démocratique du Congo d’ouvrir les frontières pour laisser entrer ceux que la Communauté internationale prenaient pour des réfugiés. Alors que réellement il s’agissait d’une population prise en otage par des génocidaires. J’étais au Rwanda. Avec l’avancée du Front Patriotique, la politique génocidaire était de vider le pays pour que le Front Patriotique devait diriger un désert. Ce n’était pas un secret et si quelqu’un disait le contraire, on dirait que c’était un secret de polichinelle. Surtout que les malades, les vieux, toute personne qui n’arrivait plus à marcher était traité de traître qui veut retourner accueillir des Tutsi qui envahissent le pays des Hutu, et il était tué, les autres continuaient la route.

N’oublions pas que c’est l’autorité française de l’époque qui a fait traverser au gouvernement génocidaire la frontière zaïroise pour le faire échapper à la justice rwandaise. Comme si cela n’était pas assez, contrairement à la règle internationale par rapport aux réfugiés, ces assassins ont été installés à la frontière avec le Rwanda. C’est ainsi que les force génocidaires ont commencé des infiltrations au Rwanda pour finir le travail, comme ils appelaient le génocide contre les Tutsi. Et c’est en 1998 que les assassins sont venus massacrer les élèves d’une école à Nyange, qui refusaient de se séparer en Hutu et Tutsi. Les survivants de ce massacre ont été reconnus comme des héros par l’État rwandais. Revenons aux groupes armés au Congo, surtout le M23. Normalement c’est une question à poser aux politiques car je ne peux pas dire que je sais grand chose. Je vous dirai donc ce que je pense comme civile.

Je sais que les M23 sont des Congolais. Leurs ancêtres sont devenus Congolais par l’histoire coloniale que le Rwanda n’a jamais voulu réviser, comme tous les pays africains d’ailleurs. Ce n’est pas le seul endroit où les colonisateurs ont fait du copier/coller des terres avec leurs populations en Afrique. Ce qu’ils voulaient étaient juste leurs intérêts et non faire du bien aux Africains pour leurs beaux yeux. C’est triste de voir que non seulement le Congo n’a rien compris, mais aussi d’autres Africains. Et lorsqu’il s’agit des États africains c’est là où cela devient dangereux. Sinon c’est une guerre entre Congolais dont la cause est l’injustice pour les uns, le déni de leurs droits à la vie. Le problème a été aggravé par la traversée de l’idéologie génocidaire rwandais en 1994. Au lieu d’unir les Congolais, certains États africains les divisent davantage suite aux intérêts des uns et des autres. J’ai été encore plus attristée de voir que les tueurs en RDC se filment en savourant la chair humaine de leurs frères congolais tutsi. Cela n’a pas honoré l’Afrique noire, j’en suis sincèrement déçue. Tant que les Africains seront dirigés d’une façon primitive, nous n’aurons pas d’espoir pour l’Afrique.

Quant à menacer le Rwanda de l’attaquer, c’est toujours le même problème de voir la RDC confondre son problème et chercher des bouc-émissaires à sa minable gouvernance. Et tant que l’Afrique ne sera pas unie, nous serons toujours à la case départ. Je ne condamne pas seulement la RDC, je suis triste de voir les pays africains se mêler de la guerre au lieu d’intervenir pour l’arrêter. Je ne sais pas ce que pense le Rwanda par rapport à cette attitude, je suis plutôt convaincue que si le Rwanda entrait dans la guerre avec a République démocratique du Congo ce serait une guerre totale assurée, et je crois que c’est pour cette raison que mon pays n’envisage pas de se battre avec ce pays. Il est évident que si le Congo attaque, le Rwanda va sans doute se défendre. Mais je ne le souhaite vraiment pas.

Un parent biologique ne se remplace jamais

Kirinapost: Vous dites dans votre dernier texte intitulé : « Les chiens aboient, la caravane passe » : »Je me demande toujours pourquoi les médias occidentaux s’acharnent sur le Rwanda en se taisant sur l’Ukraine et sur tant d’autres défis que leurs sociétés doivent relever. » Vous avez un début de réponse à votre questionnement ?

Yolande Mukagasana: Je ne peux pas tout savoir car je ne suis pas au cœur des politiciens occidentaux ni des journalistes vrais ou supposés, ce sont des suppositions et parfois des constats.

Les autorités européennes savent tous que s’ils font une guerre ouverte à la Russie, Poutine ne fera aucun cadeau à l’Europe vu le passé dans l’histoire de l’Union Soviétique. Ce serait une guerre assurée partout en Europe. Et peut-être une guerre mondiale. Les Européens en connaissent quelque chose depuis les deux guerres mondiales. Ils ne font qu’envoyer des armes à l’Ukraine mais ne peuvent pas faire une guerre ouverte à Poutine.

Regardez ce qui se passe en France par rapport à Marine Le Pen. C’est une crise sans précédent en France. Tout le monde le sait et tout le monde en a peur. Cela ne suffirait pas comme sujet à ces journalistes ? Au Rwanda nous disons que c’est sur un bananier court que l’on coupe la feuille, c’est pour cela que le Rwanda est plus intéressant..

Kirinapost: Vous vous occupez de vos nièces orphelines et d’une vingtaine d’orphelins. Comment se fait la reconstruction d’une vie d’orphelin ? Comment se cicatrisent les blessures du silence ?

Yolande Mukagasana: Le génocide a eu lieu il y a 30 ans. Ce qui fait que chaque orphelin a fait sa vie. Je n’ai plus qu’une fille que j’ai adoptée en 2019, mais je m’occupais d’elle depuis 2012, lorsque je suis rentrée de l’Europe. Parmi tous les orphelins dont on parle, je n’ai plus qu’un jeune homme qui n’a pas encore fondé un foyer. Il vient de terminer ses études aux Etats-Unis et travaille au Rwanda.

Je n’ai jamais pensé que je pourrais remplacer leurs parents. Un parent biologique ne se remplace jamais. Nous nous sommes mis ensemble pour nous reconstruire tout simplement chacun au milieu des autres. Ce sont des blessures qui se sont rencontrées toutes, que nous avons essayé de surmonter ensemble car l’union fait la force pour nous reconstruire. Ce qui n’est pas évident. Je peux vous dire que je n’ai pas été exceptionnelle car presque toutes les veuves au Rwanda avaient des orphelins à leur charge. Tous les orphelins se sont reconstruits comme ils ont pu, ils ont eu des enfants, ce qui est déjà beaucoup et construisent une vie sociale et familiale car ils sont parents maintenant dans ce monde qui ne fait de cadeau à personne.

J’ai pris des orphelins qui sont venus vers moi. J’ai aidé des veuves et orphelins qui étaient visibles juste après le génocide. Aujourd’hui, certains rescapés sont morts des suites du génocide, d’autres n’ont jamais pu dépasser la barrière de la solitude et du silence, parfois à cause de la particularité de ce qu’ils ont subi. Non seulement difficile à nommer, mais aussi de peur d’être jugé ou traité de menteuses car c’était l’innommable. Ici on parlerait de tortures sexuels que nous devons différencier avec le viol.

Dans mon travail sur la résilience, j’ai découvert des cas carrément intraitables. Le silence et le désespoir chez des petites filles et des femmes ayant subi ce genre de tortures pendant le génocide. Pour elles, c’est comme si c’était hier. A force d’encadrer les rescapées sur la résilience, je rencontre des cas que moi-même je ne trouve pas des mots pour le dire. Il existe des particularités très difficiles à imaginer.

Comment comprendre et surtout qui croirait que A , non seulement a subi ces tortures sexuelles à 10 ans mais a gardé jalousement le crâne de son père dans sa chambre pendant trente ans? C’est impensable. Elle est aujourd’hui sous traitement psychiatrique, elle a 40 ans sans avoir refait la vie autrement.

Comment B pourrait-elle raconter et être comprise si elle témoignait d’avoir subi la même chose aussi à 10 ans et à plusieurs reprises par des tueurs, que pour mieux la torturer à son âge, on lui a fait manger la chair pourrie des Tutsi, les siens, lui disaient-ils ? Lorsque nous le disons, les gens disent qu’il ne faut pas le raconter pour ne pas traumatiser les gens, alors que pour les rescapés c’est un besoin de s’exprimer pour la guérison ?

Quel est l’avenir de ces deux filles? Là où elles vivent, tout le monde connait leur histoire. Certains qui sont encore dans l’idéologie génocidaire se moquent d’elles. Car, mine de rien, malgré les efforts du gouvernement rwandais et de la société civile, l’idéologie génocidaire est encore présente aussi bien au Rwanda que dans le monde. C’est une minorité mais elle existe encore au Rwanda aussi.

J’ai décidé de me charger de ces deux cas, je ne sais pas encore comment ni avec quoi. J’ose espérer que la Fondation Yolande Mukagasana aura des aides pour différents projets dont la reconstruction des rescapés ayant subi ces violences. Pour moi, ce crime est déjà la destruction de l’humanité à partir de sa source.

Kirinapost: « N’aie pas peur de savoir » titre d’un de vos livres est une invitation à aller découvrir la réalité de ce qu’il s’est passé mais peut-il être aussi une invitation aux détracteurs à oser aller voir la réalité des progrès économiques du Rwanda?

Yolande Mukagasana: Il faut voir le contexte dans lequel j’ai commencé ce livre. Lorsqu’il y a eu la Commission Paul Killès à Paris pour déterminer la responsabilité de la France dans le génocide perpétré contre les Tutsi, j’ai demandé à etre entendu.

Ils ont difficilement accepté. J’ai pris le Thalys de Bruxelles vers Paris. J’étais étonnée dès mon arrivée car je fus refusée d’être entendue par la Commission Paul Quilès. J’ai été reçue dans un petit bureau. J’étais accompagnée de mon coauteur Patrick May. J’ai été reçue par le secrétaire de la commission Bernard Caseneuve. Il fallait voir comment je fus accueillie pour me rendre compte que rien de positif ne sortira de cet entretien. Il m’a dit de lui dire d’abord ce que je voudrai dire à la commission. Il m’a écoutée, puis il a écouté mon coauteur. C’était tout. Il m’a dit que le président de la commission voulait me rencontrer seule. On m’a déroulé carrément un tapis rouge vers son bureau devant lequel il m’attendait. Je me suis présentée et il a rigolé et m’a dit qu’il me connaissait.

Une fois assis, il m’a dit ceci: « Écoutez-moi Madame, si vous attendez que la France vienne s’agenouiller au Rwanda pour demander pardon à votre dictateur Kagame, vous devez l’oublier ». J’étais outrée. Il pensait peut-être me faire peur. Mais devant un génocide dans lequel j’ai tout perdu,

en cela résidait ma force, j’ai senti de haine monter de mon coeur, ce sentiment que je n’ai même pas senti pour les génocidaires qui avaient massacré les miens.

Je me suis levé et je lui ai répondu « Monsieur le Président, si vous pensez que le Rwanda viendra s’agénouiller en France et dire, merci la France d’avoir eu des responsabilités dans ce génocide, je ne suis rien par rapport à vous, je ne suis qu’une simple rwandaise qui a tout vu et vécu, mais je vais trouver une punition simple pour mon pays. Tout simplement, je serai une Rwandaise de moins ». Je suis sortie et j’ai appelé un taxi. Je n’ai pas pensé à Patrick, j’ai sauté dans le taxi, je suis rentrée à Bruxelles. C’est dans ce taxi qui me ramenait à la gare du Nord que j’ai commencé ce livre avec un avertissement à la jeunesse française.

Ce que je n’aime pas en occident est la manipulation des masses par les médias et leur façon de regarder l’Afrique en miroir. Je ne sais plus qui a donné la différence entre une démocratie et une dictature et qu’il a dit qu’une dictature veut dire « fermes ta gueule », alors qu’une démocratie veut dire « causes toujours ». C’est exactement cela en Occident, tu dis tout ce que tu veux mais cela ne donne rien. C’est pour cela qu’ils ont créé des outils qui sont des médias. Les médias qui éclairent les populations sont diffamés tout simplement et on détourne les regards de la population vers les médias bien choisis qui représentent les idées de la politique dirigeante. Je me souviendrai toujours de livres de Jean Paul Gouteux (Dieu aie son ame comme on dit) après le génocide. Dans son livre, il démontrait de A à Z la collaboration du journal Le Monde et les services secrets français au Rwanda pendant le génocide. Il été traduit en justice pour le faire taire. Lorsqu’il a gagné son procès, il a écrit un bon petit livre intitulé. « Le monde, un contre pouvoir ? » Ca vaut la peine de le lire, il est sorti dans l’Esprit frappeur, mais il y a longtemps

Aujourd’hui encore la désinformation par rapport à l’Afrique en général et du Rwanda en particulier est énorme en Occident, particulièrement en Europe. Vu la désinformation, beaucoup n’osent pas venir voir par eux-mêmes, ils écoutent, lisent ces médias, sinon leurs amis rwandais sans savoir que ce sont des génocidaires ou leurs familles, ils les aident à diffamer le Rwanda qu’ils n’ont jamais connu. D’autres étaient là lorsque le FPR de Kagame a arrêté le génocide, ils se sont enfuis dans leur pays par peur des représailles car ils avaient collaboré avec le pouvoir génocidaire.

Si celui qui a quitté le Rwanda en 1994 revenait aujourd’hui, il ne saurait pas dans quel pays il est tombé.

Mais cela est aussi d’actualité, les gens ne doivent pas penser que le Rwanda d’aujourd’hui est celui de 1994 avec des cadavres sur les routes, les collines, les rivières, les assassins et les victimes. Nous nous sommes réappropriés de notre identité rwandaise qui avait été détruite par l’histoire coloniale, nous ne nous regardons plus en Hutu et Tutsi, nous nous voyons Rwandais et fiers de l’être.

Quelques ouvrages de Yolande Mukagasana: « La mort ne veut pas de moi » (1997), « N’aie pas peur de savoir » (1999), « L’Onu et le chagrin d’une négresse (2014) »

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