UN PORTRAIT DE LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE – PAR CHRIS HEDGES (PART IV)

Transformer le public en factions belligérantes

Façonner le public pour en faire des factions belligérantes est commercialement porteur. Cela fonctionne politiquement. Cela détruit la solidarité de classe et c’est fait pour ça. Mais c’est là une des recettes de la désintégration sociale. Voilà ce qui nous propulse vers le type de monde hobbesien contre lequel Primo Levi et Sigmund Freud nous ont mis en garde.

En ex-Yougoslavie j’ai vu des groupes ethniques rivaux se regrouper en tribus antagonistes. Ils se sont emparés de médias concurrents et les ont utilisés pour répandre des mensonges, des narrations mythologiques tout à leur gloire, pour propager du vitriol et de la haine contre les ethnies qu’ils diabolisaient.

Cette solidarité empoisonnée, que nous sommes en train de répéter, instillée mois après mois en Yougoslavie, a détruit toute faculté d’empathie, ce qui est peut-être la meilleure définition du mal, et a conduit à un fratricide sauvage.

Les États-Unis, qui regorgent d’armes de classe militaire, sont déjà en proie à une épidémie de fusillades de masse. Des menaces de mort ont été proférées à l’encontre de ceux qui critiquent Trump, dont le député Ilhan Omar.

Il y a eu un complot avorté fomenté par 13 membres d’une milice de droite pour kidnapper, peut-être assassiner les gouverneurs du Michigan et de la Virginie et déclencher une guerre civile. Un partisan de Trump a envoyé des bombes artisanales à d’éminents démocrates et à CNN, dans le but de décapiter la hiérarchie du Parti démocrate et de terroriser les médias qui constituent la principale plate-forme de propagande du parti.

Généralement, pour mettre le feu aux poudres l’étincelle est un martyre. Aaron « Jay » Danielson, partisan du groupe de droite Patriot Prayer, portait un pistolet Glock chargé dans un étui et avait un aérosol au poivre répulsif à ours ainsi qu’une matraque télescopique en métal quand il a été abattu dans les rues de Portland, le 29 août, soi disant par Michael Forest Reinoehl, un partisan anti fasciste.

On peut entendre une femme dans la foule hurler après la fusillade : « Je ne suis pas triste qu’un putain de fasciste soit mort ce soir. » Reinoehl a été pris en embuscade et tué par des agents fédéraux dans l’État de Washington dans ce qui semble être un acte de meurtre extrajudiciaire.

Une fois qu’on commence à sacrifier les gens en vertu d’une cause, il suffit de peu pour que les démagogues affirment que se protéger passe par la violence. La stagnation politique et la corruption, tout comme la misère économique et sociale, engendrent ce que les anthropologues appellent des sectes de crise – ce sont des mouvements dirigés par des démagogues qui se nourrissent du désarroi psychologique, d’une détresse financière insupportable et qui prônent la violence comme forme de purification morale.

Ces sectes de crise, déjà bien établies au sein des adeptes de la Droite chrétienne, des milices de droite et des nombreux partisans de Donald Trump, qui considèrent ce dernier non pas comme un politicien mais comme un guide de leur secte, véhiculent une pensée magique et un infantilisme qui vous promet – si vous abandonnez tout esprit critique – la prospérité, la restauration de la gloire nationale, le retour à un passé mythique, l’ordre et la sécurité.

Trump est le symptôme. Il n’est pas la maladie. Et s’il quitte ses fonctions, des démagogues bien plus compétents et dangereux se lèveront pour prendre sa place, si la situation sociale n’est pas radicalement améliorée.

Fascisme chrétien

[Le fascisme chrétien dénote l’intersection entre le fascisme et le christianisme et englobe également les aspects fasciste, totalitaire et impérialiste de l’Église chrétienne. On l’appelle parfois « christofascisme », un néologisme inventé par la théologienne de la libération Dorothee Sölle en 1970, NdT]

Je crains que nous ne nous dirigions vers un fascisme chrétien.

Le plus grand échec moral de l’église chrétienne libérale a été son refus, justifié au nom de la tolérance et du dialogue, de dénoncer les adeptes de la Droite chrétienne comme hérétiques. En tolérant l’intolérance, elle a abandonné la légitimité religieuse aux mains d’un éventail d’escrocs, de charlatans et de démagogues et à leurs adeptes cultuels.

Elle est restée impuissante, alors que le message essentiel de l’Évangile – le bien-être des pauvres et des opprimés – était perverti pour devenir un univers magique dans lequel Dieu et Jésus inondaient les croyants de richesses matérielles et de pouvoir. La race blanche est devenue l’élue choisie par Dieu.

L’impérialisme et la guerre sont devenus des instruments divins pour débarrasser le monde des infidèles et des barbares, du mal lui-même. Le capitalisme, parce que Dieu a gratifié les justes de la richesse et du pouvoir et a condamné les impies à la pauvreté et à la souffrance, s’est vu exonéré de la cruauté et des abus inhérents à son essence.

L’iconographie, les symboles du nationalisme américain et l’iconographie, les symboles de la foi chrétienne se sont entrelacés.

Les méga-pasteurs, personnages véritablement narcissiques qui dirigent des fiefs despotiques et sectaires, gagnent des millions de dollars en se servant de ce système de croyance hérétique pour exploiter le désespoir et la détresse de leurs congrégations, victimes du néolibéralisme et de la désindustrialisation.

Ces adeptes trouvent en Trump, qui s’est abreuvé de ce désespoir dans ses casinos et par le biais de sa pseudo université, et en ces méga-pasteurs, véritables promoteurs de la cupidité sans frein, ce qui est au coeur même des croyances fondamentales de la Droite chrétienne, c’est à dire le culte de la masculinité, la soif de violence, la suprématie blanche, le sectarisme, le chauvinisme américain, l’intolérance religieuse, la colère, le racisme et les théories du complot.

Quand j’ai écrit « American Fascists : La droite chrétienne et la guerre contre l’Amérique », j’étais très sérieux en utilisant le terme ’fascistes’.

Des dizaines de millions d’Américains vivent hermétiquement confinés dans le vaste édifice médiatique et éducatif érigé par la Droite chrétienne. Dans ce monde, les miracles sont réels, Satan, allié aux humanistes laïques libéraux et à l’État profond, ainsi qu’aux musulmans, aux immigrants, aux féministes, aux intellectuels, aux artistes et à une foule d’autres ennemis internes, cherche à détruire l’Amérique.

Trump est le héraut élu, choisi par Dieu pour construire la nation chrétienne et cimenter un gouvernement qui inculque les « valeurs bibliques ». Parmi ces « valeurs bibliques » on compte l’interdiction de l’avortement, la protection de la famille traditionnelle, la transcription des dix commandements en loi laïque, la destruction des « infidèles », en particulier des musulmans, l’endoctrinement des enfants dans les écoles avec des enseignements « bibliques » et le rejet de la liberté sexuelle, ce qui veut dire l’interdiction de toute relation sexuelle autre que dans le mariage entre un homme et une femme.

Trump est régulièrement comparé par les dirigeants évangéliques au roi biblique Cyrus, qui a reconstruit le temple de Jérusalem et a rendu aux Juifs leur place dans la cité

Trump a rempli son vide idéologique grâce au fascisme chrétien. Il a élevé des membres de la Droite chrétienne à des postes importants, notamment Mike Pence à la vice-présidence, Mike Pompeo au poste de secrétaire d’État, Betsy DeVos au poste de secrétaire à l’éducation, Ben Carson au poste de secrétaire au logement et au développement urbain, William Barr au poste de procureur général, Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh à la Cour suprême et la télévangéliste Paula White à son programme « Foi et opportunités » [ elle est la conseillère spirituelle de Trump et la représentante de la théologie de la prospérité, une croyance religieuse controversée qui dit que la prospérité matérielle est un signe de la grâce de Dieu, NdT].

Paula White, conseillère de la Faith and Opportunity Initiative de la Maison Blanche sur le podium lors du service de la Journée nationale de prière de la Maison Blanche, le 7 mai 2020. (Maison Blanche, Andrea Hanks)

Trump a accordé à la Droite chrétienne le droit de veto

Plus important encore, Trump a accordé à la Droite chrétienne le droit de veto et le pouvoir de nomination sur les postes clés du gouvernement, en particulier dans les tribunaux fédéraux. Il a installé 133 des juges de cour de district sur un total de 677, 50 des juges de cour d’appel sur un total de 179, et deux des juges de la Cour suprême des États-Unis, et avec la nomination d’Amy Coney Barrett, on en arrive à trois sur neuf.

Cela représente dix-neuf pour cent des juges fédéraux de première instance actuellement en fonction. La quasi-totalité des extrémistes qui siègent en tant que juges nommés ont été jugés « non qualifiés » par l’American Bar Association, la plus grande coalition non partisane d’avocats du pays.

Trump a fait sienne l’islamophobie des fascistes chrétiens. Il a interdit l’immigration musulmane et fait reculer la législation sur les droits civils. Il a fait la guerre aux droits reproductifs en restreignant l’avortement et en supprimant le financement du planning familial. Il a sapé les droits des LGBTQ.

Il a abattu le mur de séparation, pare feu entre l’Église et l’État en révoquant l’amendement Johnson, qui interdit aux églises, qui sont exonérées d’impôts, de soutenir des candidats politiques.

Les personnes qu’il a nommées, dont Pence, Pompeo et DeVos, utilisent couramment au sein du gouvernement des références bibliques pour justifier toute une série de décisions politiques, en particulier la déréglementation environnementale, la guerre, les réductions d’impôts et le remplacement des écoles publiques par des écoles à charte, une mesure qui permet le transfert de fonds fédéraux pour l’éducation vers des écoles privées « chrétiennes ».

Dans le même temps, ils mettent sur pied des organisations paramilitaires, non seulement par le biais de milices ad hoc mais aussi de groupes mercenaires d’entrepreneurs privés contrôlés par des personnalités telles qu’Erik Prince, le frère de Betsy DeVos et ancien PDG de Blackwater, qu’on appelle aujourd’hui Xe [première et plus puissante armée privée au monde, NdT].

mise en garde contre les parallèles inquiétants entre l’Église chrétienne allemande et la Droite chrétienne.

J’ai étudié l’éthique à la Harvard Divinity School avec James Luther Adams qui avait été en Allemagne en 1935 et 1936. Adams y a assisté à la montée de la pseudo Église chrétienne allemande, qui était pro-nazie. Il nous a mis en garde contre les parallèles inquiétants entre l’Église chrétienne allemande et la Droite chrétienne.

Chrétiens allemands célébrant la journée de Luther à Berlin en 1933. (CC-BY-SA 3.0, Wikimedia Commons)

Adolf Hitler était aux yeux de l’Église chrétienne allemande un messie du volk [de la nation, en allemand dans le texte,NdT] et un instrument de Dieu – un point de vue tout à fait similaire à celui que beaucoup de ses partisans évangéliques blancs portent aujourd’hui sur Trump. Ceux qui ont été diabolisés pour l’effondrement économique de l’Allemagne, plus précisément les Juifs et les communistes, étaient des agents de Satan.

Le fascisme, nous a dit Adams, s’est toujours dissimulé sous les symboles et la rhétorique les plus chers à une nation. Ce n’est pas sous la forme de chemises brunes aux bras tendus et de croix gammées nazies, que le fascisme arriverait en Amérique, mais sous la forme de récitations collectives du Serment d’allégeance, de la sanctification biblique de l’État et de la sacralisation du militarisme américain.

La première personne que j’ai entendue qualifiant de fascistes les extrémistes de la Droite chrétienne a été Adams. Les libéraux, avertissait-il, comme dans l’Allemagne nazie, ont été aveugles à la dimension tragique de l’histoire et du mal radical. Ils ne réagiraient que lorsqu’il serait trop tard.

L’héritage de Trump sera, je le crains, la montée des fascistes Chrétiens. Ils sont ce qui vient après. Et c’est pour cette raison que Noam Chomsky a raison lorsqu’il prévient que Pence est plus dangereux que Trump.

Depuis des décennies, les fascistes chrétiens s’organisent pour prendre le pouvoir. Ils ont construit les infrastructures et les organisations, y compris les groupes de pression, les écoles, les collèges et les facultés de droit ainsi que les plateformes médiatiques, pour se préparer. Ils ont essaimé leurs cadres dans les positions de pouvoir.

Pendant ce temps, nous, à gauche, avons observé alors que nos institutions et nos organisations étaient détruites ou corrompues par le pouvoir des entreprises et avons été séduits par l’activisme de façade des politiques identitaires. FRC Action, l’organe législatif affilié au Family Research Council, donne déjà à 245 membres du Congrès un taux d’approbation de 100 % pour avoir soutenu une législation qui est portée par la Droite chrétienne.

Le fascisme chrétien est un radeau de vie émotionnel pour des dizaines de millions d’Américains. Il est imperméable à la science et aux faits vérifiables. Les fascistes chrétiens, par choix, se sont coupés de la pensée rationnelle et de la société laïque qui les ont presque détruits, eux et leurs familles, et les ont plongés dans un profond désespoir. Et ce n’est pas en essayant de prétendre que nous aussi, nous avons des « valeurs » chrétiennes que allons pouvoir apaiser ou désarmer ce mouvement déterminé à nous détruire.

Cet argument ne fait que renforcer la légitimité des fascistes chrétiens et affaiblir la nôtre. Ou bien ces personnes dépossédées seront réintégrées dans l’économie et la société et leurs liens sociaux brisés seront rétablis, ou alors le mouvement deviendra plus virulent et plus puissant.

La Droite chrétienne est déterminée à faire en sorte que le public reste concentré sur les questions sociétales ou éthiques par opposition aux questions économiques. Les médias d’entreprise, qu’ils soutiennent ou s’opposent à la nomination d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême, parlent presque exclusivement de son opposition à l’avortement et de son appartenance à People of Praise, une secte catholique d’extrême droite qui pratique la « glossolalie ».

Ce sur quoi nos maîtres d’entreprise, ainsi que les fascistes chrétiens, ne veulent pas que nous nous penchions, c’est la soumission de Barrett au pouvoir des entreprises, son hostilité envers les travailleurs, les libertés civiles, les syndicats et les réglementations environnementales. Puisque le parti démocrate est redevable à la même classe de donateurs que le parti républicain, et puisque les médias ont depuis longtemps remplacé la politique par la guerre de la culture, la menace la plus inquiétante posée par Barrett et la droite chrétienne est ignorée.

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