Une enquête internationale a mis au jour l’existence d’une obscure entreprise basée en Israël soupçonnée d’avoir influencé des élections, celles du Sénégal notamment, par des campagnes de désinformation. Nous sommes au coeur de l’intelligence artificielle.
Des journalistes d’investigation réunis autour du consortium international Forbidden Stories, auxquels contribuent Le Monde et Radio France, ont révélé qu’une société basée en Israël et dénommée Team Jorge aurait influencé 33 élections à travers le monde grâce à une armée de technologie, des milliers de faux comptes numériques, mais aussi grâce à des journalistes recrutés dans les grands médias.
De façon concrète, les journalistes d’investigation ont permis de mettre au jour au moins quatre scrutins lors desquels Team Jorge aurait eu une influence en près de dix ans. Au moins un en Europe et trois en Afrique ont été formellement identifiés, même si l’impact réel de cette entreprise n’a pu être mesuré, ni les possibles agissements détaillés.
Team Jorge s’est engagée dans la campagne présidentielle du Sénégal, en faveur du président sortant, Macky Sall, rapporte le journal Le Monde. Elu en 2012 pour un mandat de sept ans, il entendait conserver son fauteuil. La société israélienne l’a alors aidé à battre ses deux adversaires, même si rien ne permet d’affirmer avec certitude que le président-candidat était au courant. The Guardian explique que « l’équipe a été impliquée dans la diffusion de la désinformation », à l’aide de robots numériques.
Macky Sall fut réélu pour un mandat de cinq ans. Toutefois, il est difficile d’établir l’influence réelle de Team Jorge dans la campagne précise le journal.
« Nous sommes intervenus dans 33 campagnes électorales au niveau présidentiel. Les deux-tiers d’entre elles en Afrique anglophone et francophone. 27 ont été un succès », s’est vanté un des membres de l’entreprise auprès des journalistes.
Au Nigeria, en 2015, Team Jorge aurait aidé Muhammadu Buhari à battre le président sortant, Goodluck Jonathan, en poste depuis 2010. Lors de cette campagne, note Le Monde, la Team Jorge aurait joué un rôle.Par ailleurs, le journal anglais The Guardian, qui a également participé à l’enquête, abonde en ce sens, affirmant que « des documents divulgués au Guardian confirment que l’équipe Jorge a été impliquée dans les élections de 2015 au Nigeria. »
Toujours active, la société Team Jorge aurait influencé la campagne présidentielle du Kenya. Tal Hanan, le patron de Team Jorge, a confié le 25 juillet à des journalistes : « Pour vous donner un exemple, c’est dans l’actualité ces derniers jours, nous sommes maintenant impliqués dans une élections et en Afrique. » Le vote au Kenya était organisé le 9 août.
The Guardian, affirme que Team Jorge aurait également accès « aux boîtes de réception de courrier électronique de hauts responsables gouvernementaux ailleurs sur le continent (africain). » Le Monde fait notamment part d’un accès au compte Gmail d’un ministre du Mozambique. Hors du continent africain, Team Jorge, serait entre autres, impliqué dans les referendums en Catalogne de 2014.
Pendant plus de six mois, les journalistes d’investigation du consortium Forbidden Stories ont enquêté et suivi la piste de « Jorge ». Sur ce marché parallèle de la désinformation, des entreprises, officielles ou beaucoup plus souterraines, sont passées maîtresses dans l’art de manipuler la réalité et d’infuser des récits créés de toutes pièces.
Au coeur de ce système, des produits comme AIMS pour « Advanced Impact Media Solutions » ; en français, « Solutions médiatiques à impact avancé ». Un Système semi-automatique de création d’avatars et de déploiement de réseaux » avec des prénoms déterminés selon leur pays, sur une plateforme permettant de naviguer d’un compte à l’autre sans difficulté.
Pour le journal forbiddenstories.org, L’outil AIMS ne se contente pas de fournir des avatars. Dans sa dernière version présentée aux journalistes infiltrés, il propose aussi de créer du contenu automatisé. À partir de mots clés donnés, l’intelligence artificielle peut désormais accoucher en quelques secondes de posts massifs, mettre en ligne des articles, des commentaires ou des tweets, dans la langue de son choix, avec un ton « positif », « négatif » ou « neutre ». Par exemple, après avoir rapidement entré les mots « Tchad », « président », « frère » et « Déby », « Jorge » demande à l’intelligence artificielle, en présence des reporters infiltrés, de produire dix tweets négatifs sur le pouvoir tchadien. Douze secondes plus tard, les messages apparaissent : « Trop c’est trop, nous devons mettre fin à l’incompétence et au népotisme du président du Tchad, frère Deby », « Le peuple tchadien a suffisamment souffert sous le règne du président Frère Deby »… Un associé de l’entrepreneur se félicite : « Un opérateur peut gérer 300 profils, donc en deux heures, tout le pays parlera du récit [qu’on] veut ». Rapide, redoutable et terriblement efficace.
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