Du 18 au 20 décembre prochains, un Forum du Tiers-monde dédié au grand économiste d’origine égyptienne Samir Amin, décédé en aout 2018, sera organisé à Dakar. 400 éminents intellectuels venant de l’Asie, de l’Amérique du Nord, etc sont attendus dans la capitale sénégalaise pour prendre part à ce symposium et rendre hommage à ce brillant penseur: le seul économiste du Tiers-Monde étudié dans les universités du monde entier tant sa réflexion sur un autre monde plus solidaire par exemple, bien avant l’avènement des altermondialistes, a été majeure et révolutionnaire. Sur la route de ce rendez-vous important, Kirinapost va ressortir des écrits, des discours et des théories du célèbre économiste. Dans de premier texte, il est question de la bataille de l’Institut de Planification et de Développement (IDEP). Samir Amin a été professeur à l’IDEP de 1963 à1967. Extraits des Mémoires (les Indes Savantes, 2015)…
J’ai voulu ici simplement brosser le tableau du cadre humain dans lequel la bataille de l’IDEP et bien d’autres ont été conduites à l’époque…
J’avais accepté, courant 1962, de faire partie d’une équipe que les Nations Unies voulaient constituer pour créer en Afrique un « Institut de Planification et de Développement. » J’étais donc allé à Addis Abeba et devais pendant un mois cogiter avec les membres de cette équipe. J’avoue que je ne fus pas impressionné par ce qui s’y dessinait. La majorité – bureaucrates africains et « experts » étrangers – voyaient les choses d’une manière fort simple. On sait ce qu’il faut faire, tant ce que doit être une « bonne politique de développement » qu’un « bon enseignement des techniques de planification et de gestion ». C’est tout écrit dans les rapports d’experts, c’est un savoir qui est dans la tête de tous les bons profs. Naïveté incroyable des uns, prétention stupide d’autres.
Mon point de vue était minoritaire, bien qu’il fut soutenu par quelques personnages clé, au-dessus de l’équipe, les uns à New York (Philippe de Seynes), les autres à Addis (quelques grands diplomates africains, des hauts fonctionnaires éthiopiens qui se révélaient bien au-dessus de la moyenne du continent, en dépit de tous les préjugés concernant leur pays « qui n’a pas eu la chance d’être colonisé »), et de l’Anglais Arthur Ewing qui assurait l’intérim du Secrétariat de la C.E.A., en attendant l’arrivée de Robert Gardiner, lequel, je dois le dire aussi, a vite montré qu’il penchait plutôt de notre côté. L’essai valait donc la peine qu’on s’y associe, et en octobre 1963 nous quittions, Isabelle et moi, Bamako pour nous installer à Dakar, siège du nouvel Institut Africain de Développement et de Planification, IDEP.
L’I.D.E.P. devait me faire découvrir rapidement à la fois les possibilités que l’O.N.U. offrait – faire du neuf, dans un esprit multinational – mais aussi les faiblesses extrêmes de ce système, ballotté entre des forces directrices centrifuges impossibles à concilier, pour des raisons intrinsèques tenant précisément à sa nature internationale. La valse des directeurs de l’I.D.E.P. au cours des années soixante, leur changement annuel pendant les quatre premières années de l’existence de l’Institution, à un stade premier où au contraire il aurait fallu le maximum de continuité, étaient bien l’expression de ces faiblesses. Bien que le comité préparatoire ait produit un document définissant les objectifs de l’Institut, son mode d’opération et de financement, les lignes générales de son programme d’enseignement (sans que la recherche n’y fut mentionnée autrement que par pure forme), ce document était du style des « résolutions » de l’O.N.U., diplomatique et ambigu. Le directeur et le collectif qui avaient la responsabilité de le mettre en oeuvre disposaient donc d’une marge d’autonomie – et de manoeuvre – non négligeable, si on avait voulu en faire usage.
Je ne sais comment la direction fut d’abord confiée, la première année, à un couple curieux aux fonctions mal définies : Christian Vieyra (juriste béninois, on disait alors dahoméen) et John Mars (professeur d’économie en Grande Bretagne, d’origine autrichienne). Chacun d’eux criait fort : je suis le directeur, le premier en français, le second en anglais, l’un et l’autre rébarbatifs au bilinguisme, ne communiquant (généralement pour s’insulter) que par interprète (gêné) interposé. Vieyra était proche des hommes politiques les plus modérés de l’Afrique francophone, du Dahomey en particulier, sensibles à l’extrême aux opinions des experts de la coopération française (ex Ministère des Colonies, très vite rebaptisé sans quitter les lieux d’ailleurs et sans grand changement de personnel). Mars était un professeur d’économie conventionnelle, qui n’avait jamais ni connu le « tiers monde » ni réfléchi à ses problèmes. Il était de surcroît d’une naïveté politique illimitée…
Laisser un commentaire