Jean- Paul Mahoux • Paris-Saint-Germain contre Manchester-City. Du foot ? Certes. Mais aussi de la géopolitique car cette rencontre, c’est celle du Qatar contre les Emirats-Arabes-Unis. Les propriétaires respectifs des 2 clubs sont les frères ennemis du monde arabe. Bienvenue dans le « Golfico », le derby de 2 puissances gavées de pétrodollars et de religion, deux monarchies qui s’affrontent, avec de vraies balles, au Yémen, en Libye, en Syrie, en Palestine. PSG-Manchester, ce n’est pas du foot, c’est du soft-power et il ne s’agit pas de s’en balek comme dirait Kevin. Ce soir, c’est le Qatari Tamim_ben_Hamad_Al_Thani contre l’Émirati Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane. THT contre MBZ. Frère-musulman contre Salafiste. Deux capitalistes en lice. Deux hommes qui jouent aussi à la guerre.
1. Du gaz dans l’eau, c’est de l’eau dans le gaz
Il était une fois deux pays arabes du Golfe persique : le Qatar (avec sa capitale Doha) et les Emirats-Arabes-Unis (les E.A.U. dont les plus connus sont Dubaï et Abou Dabi). Il était une fois deux pays semblables : terres déshéritées de bédouins et de pécheurs que les hydrocarbures ont rendu immensément riches, deux anciens protectorats britanniques devenus indépendants en même temps dans les années 1960, deux petits pays aux côtes très peuplées adossées au même désert pétrolifère, deux petits pays de quelques millions d’habitants, des minorités de nationaux arabes richissimes et des majorités de migrants asiatiques et africains, pauvres et surexploités. Il était une fois deux petits pays grands comme le Benelux, qui ne sont séparés sur terre que par un petit littoral saoudien. Il était une fois deux pays frères, deux pétromonarchies wahhabites sunnites, deux amies de l’Arabie Saoudite et des USA et donc par définition toutes deux hostiles à l’Iran chiite, le grand voisin, l’ennemi héréditaire, le concurrent du pétrole et du gaz, le pays de la « révolution » islamique qui fait peur aux aristocraties salafistes … Les Qatari et les Emiratis avaient vraiment tout pour être amis dans les vestiaires de la géopolitique et sur les bancs de la religion. Seulement voilà…. Au large du golfe Persique, sous la mer, dans les eaux territoriales qatari, à 65 m de profondeur, à 3 km en dessous du fond plat, il y a …la plus grande réserve de gaz naturel du monde : le North Dome ! Ou le North Field ou le South Pars comme l’appellent les Perses, un immense gisement offshore de gaz naturel, des centaines de gigabarils, 20% du gaz mondial, de quoi chauffer la terre pendant un siècle : des milliards de milliards de dollars liquides. Or, le North Dome est aussi sous les eaux territoriales voisines de … l’Iran. Et l’exploitation du gaz en mer, ça s’accorde très mal avec la guerre. Alors, depuis la découverte du gisement quataro-iranien en 1971, on exploite en paix : dans les eaux qatari, c’est l’américain Exxon Mobil et le Qatari Qatar Petroleum et dans les eaux iraniennes ce sont le français Total, le russe Gasprom, le chinois CNPC, le norvégien Equinor et les iraniens Petropars et Khātam al-Anbiyā (littéralement, Le Sceau des prophètes, société contrôlée par les Gardiens de la révolution iranienne). Bref, depuis que les becs de gaz sont ouverts … le Qatar et l’Iran et leurs partenaires sont devenus … amis ! Iraniens et qatari organisent ponctuellement des réunions de haut niveau pour discuter de la sécurité du North Dome, des transports maritimes, de l’industrie gazière. Le Qatar déploie même de grands efforts de médiation entre Washington et Téhéran concernant le dossier nucléaire iranien. Selon l’analyste politique Salem Al Ketbi, le Qatar a rejoint la sphère d’influence iranienne car cela « lui permet de boxer dans la catégorie supérieure. » Et le petit Qatar riche à s’acheter des millions de Neymar s’est mis à rêver de devenir le leader du monde arabe. Alors, depuis dans la péninsule arabique, il y a de l’eau dans le gaz entre le Qatar qui fait ami-ami avec l’Iran chiite et les autres pays sunnites : Emirats-Unis, Arabie saoudite (ou gouvernés par les Sunnites : le Bahreïn) trois ennemis séculaires de l’Iran révolutionnaire. Donc avec le Qatar, il y a de l’eau dans le gaz parce qu’il y a du gaz dans l’eau.
2. Yémen
Dans la botte arabique, si Oman et le Koweït font profil bas, le malheureux Yémen, est devenu le terrain de bataille des autres : Iran, Qatar, pétromonarchies. Avec des vraies balles et pas de mi-temps. Deux hommes incarnent ce conflit : l’émir quatari Tamim ben Hamad Al Thani, propriétaire du PSG et l’émir émirati Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane, propriétaire de Manchester City. Dans la guerre civile du Yémen, le président qatari du PSG soutient dans l’ombre la rébellion des milices houthis alliés militaires de l’Iran chiite. Les houthis sont des chiites zaidistes du Nord-Yemen en lutte contre le gouvernement sunnite du Sud-Yemen soutenu, lui, par les chars, les bombardiers et les soldats des Emirats-Arabes et de l’Arabie Saoudite. Les pétromonarchies sunnites redoutent les Houthis, capables d’atteindre la Mecque avec leurs missiles et leurs drones ou capables de transformer le Yemen en base iranienne. Mais le Qatar, officiellement neutre, a pris leur parti. Le soutien qatari aux Houthis est politique, financier et médiatique. Notamment à travers la « Qatar Charity Foundation » qui serait une couverture pour financer la rébellion. Le Qatar déploie des contacts diplomatiques intensifs depuis l’investiture du président américain Joe Biden, se présentant comme un «médiateur neutre». Le Qatar a même réussi à faire sortir les Houthis de la liste noire des organisations terroristes tenue par l’administration américaine. Car l’émir qatari du PSG joue bel et bien la carte de la rébellion houthi et de l’Iran tandis que son frère ennemi l’émir émirati de Manchester City, bombarde allégrement le Nord Yémen rebelle. Résultat de ce match-là : des dizaines de milliers de morts civils, un million de réfugiés, un pays détruit, plus d’école, plus d’hôpitaux, un patrimoine sublime menacé et la pire crise humanitaire de la terre selon l’ONU. Disons-le : Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane, propriétaire de Manchester City, est accusé de crimes contre l’humanité au Yémen. Est-ce que Kevin sait ça ?
3. Palestine.
Attention Kévin, ça va devenir complexe comme un coup franc décentré. Au Yémen et ailleurs, le Qatar soutient aussi … la confrérie des Frères Musulmans. Et ça, c’est un casus belli pour les Emirats-Arabes, propriétaires de Manchester. Depuis quelques années, le Qatar a quitté son salafisme originel et opté pour son concurrent politique et religieux : la confrérie des FM, grand ennemi des Emirats-Arabes-Unis et de l’Arabie Saoudite qui les redoutent les Frères comme la peste parce qu’ils rêvent de révolutions islamiques et d’élections démocratiques, de printemps arabes sous le soleil de la religion pour balayer les monarchies pétrolières et les régimes militaires du monde arabe et instaurer la vraie religion au cœur de la vie de tout le monde, même celles et ceux qui veulent pas. Attention : pas totalement des amis de l’Iran chiite, les Frères Musulmans malgré quelques similitudes théologiques et la même aspiration à la révolution islamique. Mais le courant passe souvent entre le Qatar, l’Iran et les Frères Musulmans. En Palestine par exemple. Là aussi, les patrons du PSG et de Manchester City jouent un bien étrange match. Rappelez-vous, ça avait déclenché une bronca d’indignations sur les réseaux sociaux en août dernier : la normalisation des relations diplomatiques les Émirats Arabes Unis et Israël sous le patronage du président Trump. Trahison ! Les Emirats préfèrent donc le capitalisme au panarabisme, Israël et l’amitié américaine à l’amour de la Palestine. Étonnant, non ? Non. Mais on parle nettement moins d’un accord très discret survenu en septembre, entre Israël et le Qatar : les deux pays se sont mis d’accord pour le versement de 360 millions de dollars qatari en faveur de la bande de Gaza. La somme sert payer les salaires des fonctionnaires du Hamas, les maitres de Gaza issus et liés à la galaxie des Frères Musulmans. Comme le résume superbement le journal Le Monde : à Gaza, si la diplomatie des Emirats joue au nerf de la paix, l’argent du Qatar est le nerf de la non-guerre. Le Hamas est payé et se tient plus ou moins tranquille. Depuis 2012, le Qatar a aussi versé plus de 700 millions de dollars – 610 millions d’euros – à Gaza pour les infrastructures, le logement, les aides d’urgence comme le fioul pour les hôpitaux. Et 100.000 personnes, parmi les plus nécessiteux, reçoivent une obole mensuelle de 100 dollars. Peut-être que le patron du PSG, une des plus grandes fortunes du monde, chef d’un pays multimilliardaire, fera quelque chose pour vacciner contre le COVID les 2 millions de Palestiniens retenus dans cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza, 2 millions d’otages prisonniers du Hamas et d’Israël…
4. Egypte, Lybie, Syrie. Le match est partout
Et ça continue … ça continue partout cette rivalité Qatar-Emirats, PSG-Manchester, Frères Musulmans contre Pétromonarchies. En Égypte, le Qatar a soutenu la candidature du Frère Musulman Mohamed Morsi du Parti frériste « Liberté et Justice ». Après sa victoire électorale, les Emirats, eux, ont soutenu le coup d’État militaire de 2013 qui a destitué et condamné le président Morsi. 2013 toujours, à la fureur des Emirats, le Qatar a accueilli les représentants des Talibans afghans en leur accordant une représentation diplomatique à Doha. En Libye, le Qatar a joué un rôle crucial dans le printemps arabe libyen et en faveur de l’intervention militaire de 2011 qui contribua à la chute de Kadhafi qui était devenu l’ennemi d’à peu près tout le monde. Le Qatar a fourni aux rebelles soutien militaire, équipement et une couverture médiatique favorable par le biais d’Al Jazeera. Aujourd’hui, le Qatar soutient le Gouvernement libyen d’union nationale (GNA) basé à Tripoli mais les Emirats, eux, soutiennent militairement le gouvernement du maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’est libyen (la Cyrénaïque). Là aussi, la lecture Frères musulmans contre dictatures monarcho-militaires fonctionne. En Syrie, également : l’émirati de Manchester, Mohammed ben Zayed, aurait offert, en mars 2020, quantité de dollars à Bachar el-Assad pour frapper les troupes des Frères musulmans soutenues le Qatar (et la Turquie). Ah remarquons que là, pour une fois, les monarques sunnites et les républicains chiites seraient d’accord puisque le Régime de Bachar-el-Assad est soutenu et même piloté par Téhéran et son ami libanais le Hezbollah. L’émirat qatari du PSG, soutient lui, le Front al-Nosra, émanation syrienne d’Al-Qaïda Rassurez-vous, ils sont tous capitalistes et c’est une histoire d’argent.
Evidemment, ça a fini par chauffer pour hyperkinétique Qatar. Les USA de Trump (et de Biden) ont désigné le nouvel axe du mal : Iran Daesh Qatar Hamas Hesbollah Talibans Al-Qaïda. Alors le lundi 5 juin 2017 à l’aube, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU) ont rompu leurs relations avec le petit émirat gazier, l’accusant de déstabiliser la région et de soutenir le « terrorisme ». Riyad a annoncé la fermeture de toutes ses frontières, aériennes, maritimes et terrestres avec la presqu’île « pour protéger sa sécurité nationale ». Ils ont décrété un blocus du Qatar. Depuis, je crois, ça s’est calmé. Pour les grands requins du Golfe persique, y a pas de naufrage. Et le Qatar et son gaz fussent toujours sur tous les terrains du monde : économique, politique, sportif
5. Et « nous » ?
Et l’Europe dans tout ça ? Comme d’hab, on fait de vilaines affaires amorales avec des airs de donneurs de leçons. Aujourd’hui la France fournit 80 % de l’équipement militaire de l’émirat du Qatar, et chaque visite officielle est l’occasion de signer de juteux contrats. En décembre dernier, lors de la dernière visite d’Emmanuel Macron à Doha, le Qatar a signé des contrats de plus de dix milliards d’euros. Ces engagements comprennent l’achat de 12 avions de combat Rafale et 50 Airbus A321, ainsi que la concession du métro de Doha et du tramway de Lusail à un consortium SNCF/RATP. Le Qatar serait lui à l’origine d’une grande partie du budget de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), représentation hexagonale des Frères Musulmans. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy avait fait voter une loi pour que les Qatari soient dispensés de tout impôt sur les plus-values réalisées en France. De fait, outre le PSG, le Qatar investit en France dans les groupes Vinci, Veolia ou Lagardère. Le père de l’émir actuel avait aussi racheté le groupe Le Printemps pour faire plaisir à sa femme qui adorait faire des courses incognito dans le grand magasin du boulevard Haussmann…
Conclusion : nous ne regardons pas un match de foot. C’est un affrontement symbolique géopolitique de gens hyper puissants avec qui l’Europe est cyniquement liée par un faisceau de rapports contradictoires en façade mais uniquement dominé par l’argent . Des gens qui ne plaisantent pas avec leur puissance, eux non plus. Et dont l’affrontement n’a rien de symbolique ni au Yémen, ni en Palestine, ni en Libye, ni en Syrie …Là-bas aussi on aime pourtant … le foot. Comme ce gosse yéménite dans sa misère.
Laisser un commentaire