Réchauffement climatique, guerre et inflation : le monde semble, en ce moment, être dans un état de crise perpétuel. Dans une interview, Nouriel Roubini, célèbre « prophète » de la crise financière, identifie 10 « méga-menaces » auxquelles nous sommes confrontés et explique comment il les aborde. L’économiste Nouriel Roubini s’exprime sur les crises mondiales. Interview réalisée par Tim Bartz et David Böcking; Source : Der Spiegel, Tim Bartz, David Böckin, Les Crises
À propos de Nouriel Roubini
Nouriel Roubini, né en 1958, est l’un des économistes les plus connus au monde et il est aussi célèbre pour son pessimisme : ce professeur émérite de la Stern School of Business de l’université de New York a prédit la crise financière de 2008 ainsi que le krach de l’économie mondiale dès le début de la crise du coronavirus. Il a grandi en Turquie, en Iran, en Israël et en Italie. Il est désormais citoyen américain.
Der Spiegel : Professeur Roubini, vous n’aimez pas votre surnom de « Dr. Catastrophe » (Dr. Doom en anglais). Vous préférez qu’on vous appelle « Dr. Réaliste ». Mais dans votre nouveau livre, vous décrivez 10 « méga-menaces » qui menacent notre avenir. On peut difficilement être plus pessimiste que cela.
Roubini : Les menaces au sujet desquelles je m’exprime sont réelles – personne ne saurait le contester. J’ai grandi en Italie dans les années 1960 et 1970. À l’époque, je ne me suis jamais inquiété d’une guerre entre grandes puissances pas plus que d’un hiver nucléaire, puisque nous connaissions une détente entre l’Union soviétique et l’Occident. Je ne connaissais pas les mots de changement climatique ou de pandémie mondiale. Et personne ne se demandait si les robots allaient prendre le contrôle de la quasi-totalité des emplois. Nous bénéficiions d’un commerce plus libéral et de la mondialisation, nous vivions dans des démocraties stables, même si elles n’étaient pas parfaites. La dette était extrêmement basse, la population n’était pas excessivement âgée, les systèmes de retraite et de santé n’avaient pas de passif non provisionné. C’est le monde dans lequel j’ai grandi. Et aujourd’hui, il me faut m’inquiéter de toutes ces choses, comme tout le monde.
Der Spiegel : Mais est-ce le cas ? Ou avez-vous l’impression de n’être qu’une voix qui crie dans le désert ?
Roubini : J’étais à Washington lors de la réunion du FMI. Lors d’un discours, l’historien de l’économie Niall Ferguson a déclaré que nous aurions bien de la chance si nous rencontrions une crise économique comme dans les années 1970 – et non pas une guerre comme dans les années 1940. Les conseillers à la Sécurité nationale redoutaient de voir l’OTAN s’impliquer dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, et de voir l’Iran et Israël être sur une trajectoire de confrontation. Et pas plus tard que ce matin, j’ai lu que l’administration Biden s’attend à ce que la Chine attaque Taïwan dans un avenir proche. Honnêtement, la Troisième guerre mondiale a de fait déjà commencé, certainement tant en Ukraine que dans le cyberespace.
Der Spiegel : Les politiciens semblent dépassés par la concomitance de plusieurs crises majeures. Quelles devraient être leurs priorités ?
Roubini : Bien sûr, ils doivent se préoccuper de la Russie et de l’Ukraine avant de s’occuper de l’Iran et d’Israël, ou de la Chine. Mais les responsables politiques doivent aussi penser à l’inflation et aux récessions, c’est-à-dire à la stagflation. La zone euro est déjà en récession, et je pense que celle-ci sera longue et pénible. La situation est encore pire au Royaume-Uni. La pandémie semble contenue, mais de nouvelles variantes du Covid pourraient apparaître prochainement. Et le changement climatique est une catastrophe qui se déroule au ralenti mais qui est en pleine accélération. Pour chacune des dix menaces que je décris dans mon livre, je peux vous donner dix exemples qui sont en train de se passer en ce moment même, et pas dans un avenir lointain. En voulez-vous un concernant le changement climatique ?
Der Spiegel : Si c’est nécessaire.
Roubini : Cet été, il y a eu des épisodes de sécheresse dans le monde entier, y compris aux États-Unis. Près de Las Vegas, la sécheresse est telle que les corps de mafieux des années 50 ont refait surface dans les lacs asséchés. En Californie, les agriculteurs vendent maintenant leurs droits sur l’eau parce que c’est plus rentable que de cultiver quoi que ce soit. Et en Floride, on ne peut plus assurer les maisons sur la côte. La moitié des Américains devront finalement déménager dans le Midwest ou au Canada. Et ça, c’est de la science, ce n’est pas de la spéculation.
Der Spiegel : Une autre menace que vous décrivez concerne le fait que les États-Unis pourraient faire pression sur l’Europe pour qu’elle limite ses relations commerciales avec la Chine afin de ne pas mettre en danger la présence militaire américaine sur le continent. Sommes-nous encore loin de ce scénario ?
Roubini : C’est déjà en cours. Les États-Unis viennent d’adopter de nouvelles directives interdisant l’exportation vers des entreprises chinoises de semi-conducteurs pour l’IA [Intelligence artificielle, NdT] ou l’informatique quantique, ou encore pour un usage militaire. Les Européens aimeraient continuer à faire des affaires tant avec les États-Unis qu’avec la Chine, mais cela ne va pas être possible pour des questions de sécurité nationale. Le commerce, la finance, la technologie, l’internet : tout va se retrouver scindé en deux.
Der Spiegel : En Allemagne, il y a actuellement un conflit pour savoir si certains secteurs du port de Hambourg devraient être vendues à l’entreprise publique chinoise Cosco. Comment vous y prendriez-vous ?
Roubini : Il faut tout d’abord réfléchir à ce que serait l’objectif d’un tel accord. L’Allemagne a déjà fait une énorme erreur en comptant sur l’énergie de la Russie. La Chine, bien sûr, ne va pas s’emparer militairement des ports allemands, comme elle pourrait le faire en Asie et en Afrique. Mais le seul argument économique qui plaide en faveur de ce type d’accord consisterait à nous permettre de contre attaquer en cas de confiscation d’usines européennes en Chine. Sinon, ce n’est pas une idée très intelligente.
Der Spiegel : Vous avertissez sur le fait que la Russie et la Chine tentent de construire une alternative au dollar et au système SWIFT. Mais les deux pays ont échoué jusqu’à présent.
Roubini : Il ne s’agit pas seulement des systèmes de paiement. La Chine va partout dans le monde pour vendre des technologies 5G qui sont subventionnées et peuvent être utilisées à des fins d’espionnage. J’ai demandé au président d’un pays africain pourquoi il achetait la technologie 5G auprès de la Chine et non de l’Occident. Il m’a répondu : Nous sommes un petit pays, donc nous allons de toutes façons être espionnés. Alors, autant prendre la technologie chinoise, elle est moins chère. La Chine est en train d’accroître sa puissance économique, financière et commerciale dans de nombreuses régions du monde.
Der Spiegel : Mais à long terme, le yuan chinois remplacera-t-il vraiment le dollar ?
Roubini : Cela prendra du temps, mais les Chinois sont doués quand il s’agit de réfléchir à long terme. Ils ont proposé aux Saoudiens de fixer et facturer en yuan le prix du pétrole qu’il vendent à la Chine. Et ils ont des systèmes de paiement bien plus sophistiqués que quiconque dans le monde. Alipay et WeChat pay sont utilisés par un milliard de Chinois chaque jour pour des milliards de transactions. À Paris, on peut déjà faire ses achats chez Louis Vuitton avec WeChat pay. La Suite ici: https://www.les-crises
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