Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books et un collaborateur régulier de la New York Review of Books, du New Yorker et du New York Times Magazine. Il est également professeur invité au Bard College et à l’université de New York. Le journaliste new-yorkais avait consacré au psychiatre, révolutionnaire martiniquais, héros de l’indépendance algérienne, une vibrante biographie.
Adam Shatz. Lorsqu’Ariel Sharon a retiré plus de huit mille colons juifs de la bande de Gaza en 2005, son principal objectif était de consolider la colonisation israélienne de la Cisjordanie, où la population de colons a immédiatement commencé à augmenter. Mais le « désengagement » avait un autre objectif : permettre à l’armée de l’Air israélienne de bombarder Gaza à volonté, ce qu’elle ne pouvait pas faire lorsque des colons israéliens y vivaient. Les Palestiniens de Cisjordanie ont eu, semble-t-il, une chance inouïe. Ils sont encerclés par des colons déterminés à leur voler leurs terres – et qui n’hésitent pas à leur infliger des violences – mais la présence juive sur leur territoire leur a épargné les bombardements massifs et la dévastation auxquels Israël soumet la population de Gaza tous les deux ou trois ans. Source: Les Crises.fr
Le gouvernement israélien appelle ces épisodes de punition collective « tondre la pelouse ». Au cours des quinze dernières années, il a lancé cinq offensives dans la bande de Gaza. Les quatre premières ont été brutales et cruelles, comme le sont invariablement les contre-insurrections coloniales, tuant des milliers de civils en représailles aux tirs de roquettes et aux prises d’otages du Hamas. Mais la dernière en date, l’opération « Iron Swords » [Epées de Fer], lancée le 7 Octobre en réponse au raid meurtrier du Hamas dans le sud d’Israël, est différente en nature, et pas seulement en degré.
Au cours des huit derniers mois, Israël a tué plus de 36 000 Palestiniens. Un nombre incalculable d’entre eux sont encore sous les décombres et d’autres mourront de faim et de maladie. Quatre-vingt mille Palestiniens ont été blessés, dont beaucoup sont mutilés à vie. Les enfants dont les parents – ou les familles entières – ont été tués constituent un nouveau sous-groupe de population. Israël a détruit les infrastructures de logement de Gaza, ses hôpitaux et toutes ses universités. La plupart des 2,3 millions d’habitants de Gaza ont été déplacés, certains à plusieurs reprises.
Beaucoup ont fui vers des zones « sûres » pour y être finalement bombardés. Personne n’a été épargné : les travailleurs humanitaires, les journalistes et les médecins ont été tués en nombre record. Alors que la famine gagne du terrain, Israël crée un obstacle après l’autre à l’approvisionnement en nourriture, tout en insistant sur le fait que son armée est « la plus morale » du monde. Les images de Gaza – largement disponibles sur TikTok, que les partisans d’Israël aux États-Unis ont tenté de l’interdire, et sur Al Jazeera, dont le bureau de Jérusalem a été fermé par le gouvernement israélien – racontent une autre histoire, celle de Palestiniens affamés tués devant des camions d’aide dans la rue Al-Rashid en février, d’habitants de tentes à Rafah brûlés vifs lors de frappes aériennes israéliennes, de femmes et d’enfants qui subsistent avec 245 calories par jour. C’est ce que Benjamin Netanyahou décrit comme « la victoire de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie. »
L’opération militaire à Gaza a modifié la forme, voire le sens, de la lutte pour la Palestine – il semble trompeur, voire offensant, de parler d’un « conflit » entre deux peuples après que l’un d’entre eux a massacré l’autre dans des proportions aussi stupéfiantes. L’ampleur des destructions se reflète dans la terminologie : « domicide » pour la destruction du parc immobilier ; « scolasticide » pour la destruction du système éducatif, y compris de ses enseignants (95 professeurs d’université ont été tués) ; « écocide » pour la ruine de l’agriculture et du paysage naturel de Gaza. Sara Roy, une éminente spécialiste de Gaza, elle-même fille de survivants de l’Holocauste, décrit ce processus comme un « écocide », « la destruction en bloc d’une économie et de ses éléments constitutifs » – le « prolongement logique », écrit-elle, du « dé-développement » délibéré de l’économie de Gaza par Israël depuis 1967.
Mais, pour reprendre les termes d’une convention des Nations unies de 1948, il existe un terme plus ancien pour désigner les « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Ce terme est celui de génocide, et parmi les juristes internationaux et les experts en droits humains, il y a un consensus croissant sur le fait qu’Israël a commis un génocide – ou au moins des actes de génocide – à Gaza. C’est l’avis non seulement des organismes internationaux, mais aussi des experts qui ont fait preuve de circonspection – voire d’une extrême prudence – lorsqu’Israël est impliqué, notamment Aryeh Neier, l’un des fondateurs de Human Rights Watch.
L’accusation de génocide n’est pas nouvelle chez les Palestiniens. Je me souviens l’avoir entendue lorsque j’étais à Beyrouth en 2002, lors de l’assaut israélien contre le camp de réfugiés de Jénine, et je me suis dit : Non, c’est un siège impitoyable, sans pitié. L’utilisation du mot « génocide » m’a alors semblé typique de l’inflation rhétorique du débat politique au Moyen-Orient, et un symptôme de la compétition amère et laide autour du statut de victime en Israël-Palestine. Le jeu avait été truqué contre les Palestiniens en raison de l’histoire de leurs oppresseurs : la destruction de la juiverie européenne conférait un capital moral au jeune État juif aux yeux des puissances occidentales. La revendication palestinienne de génocide semblait être une tentative d’égaliser le score, ce que des mots tels que « occupation » et même « apartheid » n’auraient jamais pu faire.
Cette fois-ci, c’est différent, non seulement parce que des milliers de femmes et d’enfants ont été tués sans raison, mais aussi parce que l’ampleur de la dévastation a rendu la vie impossible à ceux qui ont survécu aux bombardements israéliens. La guerre a été provoquée par l’attaque sans précédent du Hamas, mais le désir d’infliger des souffrances à Gaza, et pas seulement au Hamas, n’est pas né le 7 octobre. Voici les propos de Gilad, le fils d’Ariel Sharon, en 2012 : « Nous devons raser des quartiers entiers de Gaza. Il faut raser toute la bande de Gaza. Les Américains ne se sont pas arrêtés à Hiroshima – les Japonais ne se rendaient pas assez vite, alors ils ont aussi frappé Nagasaki. Il ne devrait pas y avoir d’électricité à Gaza, pas d’essence ni de véhicules en mouvement, rien. » Aujourd’hui, cela ressemble à une prophétie.
La violence exterminationniste est presque toujours précédée d’autres formes de persécution visant à rendre les victimes aussi misérables que possible, notamment le pillage, le refus du droit de vote, la ghettoïsation, le nettoyage ethnique et la déshumanisation raciste. Tous ces éléments caractérisent les relations d’Israël avec le peuple palestinien depuis sa création. Ce qui fait basculer la persécution dans le massacre est généralement la guerre, en particulier une guerre définie comme une bataille existentielle pour la survie – comme nous l’avons vu dans la guerre contre Gaza. Les déclarations des dirigeants israéliens (le ministre de la Défense, Yoav Gallant : « Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » ; le président Isaac Herzog : « C’est toute une nation qui est responsable » n’ont pas dissimulé leurs intentions, mais ont fourni un guide précis. Il en va de même pour les selfies joyeux pris par les soldats israéliens au milieu des ruines de Gaza : pour certains, au moins, sa destruction a été une source de plaisir.
Les méthodes d’Israël peuvent ressembler davantage à celles des Français en Algérie ou du régime Assad en Syrie qu’à celles des Nazis à Treblinka ou des génocidaires Hutus au Rwanda, mais cela ne signifie pas qu’elles ne constituent pas un génocide. Pas plus que le fait qu’Israël n’ait tué « qu’une » partie de la population de Gaza. Après tout, que reste-t-il à ceux qui survivent ? Une vie nue, comme l’appelle Giorgio Agamben : une existence menacée par la faim, le dénuement et la menace toujours présente de la prochaine frappe aérienne (ou « accident tragique », comme Netanyahou a décrit l’incinération de 45 civils à Rafah). Les partisans d’Israël pourraient arguer qu’il ne s’agit pas de la Shoah, mais la croyance selon laquelle la meilleure façon d’honorer la mémoire de ceux qui sont morts à Auschwitz est de tolérer le massacre de Palestiniens afin que les Juifs israéliens puissent se sentir à nouveau en sécurité est l’une des plus grandes perversions morales de notre époque. La Suite à lire ICI
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