Cheikh Mbacké Diop • Le musée Théodore Monod d’art africain de Dakar a accueilli du 18 au 21 décembre 2024 le symposium international A Sense of Place : Displacement, Replacement, Non-placement, initié par Raw Material Company sous la direction de l’intellectuel sénégalais et professeur d’études romanes à l’Université Duke, Felwine Sarr. Le but principal était de réfléchir sur notre rapport d’habiter le monde, articuler autour de quatre axes : la ville, le vivant, l’immatériel et la cosmopolitique de l’hospitalité.
Déconstruire des imaginaires pour mieux habiter les lieux. Le sujet a été au coeur de la rencontre du Raw Material. Une grande salle a été aménagée pour accueillir les panélistes et le public. À l’intérieur une autre salle, d’exposition, de lecture, d’écoute et de visionnement. Sur les murs, on y contemple entre autres des tableaux, principalement des photographies, de l’artiste sénégalais Ibrahima Thiam sur des divinités Lebu qui donnent, au lieu, une résonnance des mondes invisibles. Oui, nous ne sommes pas seuls sur terre. Nous la partageons avec des entités visibles et non visibles ; d’où la sacralité de certains lieux. Comme la ville de Dakar. Une cité refuse dont les habitants, les esprits, ont offert protection aux Lebu selon l’architecte Carole Diop dans la première table ronde sur Que reste-t-il de ce qui a disparu ?
Nous ne sommes pas seuls sur terre et nous ne sommes que de passage. C’est pourquoi comme l’a rappelé si bien il y a quelques années l’historien et philosophe des lieux Abdarahmane Ngaïdé, quand on dit en wolof, en parlant du nouveau-né: « gané në aduna » (invité au monde) et au mort « gén në aduna » ( Sorti du monde terrestre), cela signifie que les africains se sont toujours préoccupés du lieu et de son rapport à eux, de son rôle et de sa place.
Du lien avec l’ancestralité ? Du dialogue entre humain et esprit ?
Mais comment entretenir ou conserver le lien entre l’humain et l’entité invisible dans une ville, autrefois verdoyante, aujourd’hui asphyxiée par une démographie de plus en plus galopante, dont le paysage est dominé par le béton ? Quelle place pour les Tuurr (xamb, esprits) ?
Quid de l’accaparement de ses côtes par des privés qui érigent des immeubles privant ainsi la population de ses plages et sa pratique culturelle et cultuelle ?
« Pendant longtemps, on a voulu ressembler aux autres villes du monde. Et, l’idéal de la ville, c’était Londres, Paris, Vienne, alors que nous sommes des Etats du Sahel et que nos imaginaires ont été habités par une forme d’imaginaire achevé qui est la ville moderne occidentale. », relevait déjà Felwine Sarr lors de la conférence de presse du symposium. Il préconise « de produire des villes qui reflètent notre civilisation et notre vision du vivre-ensemble ». Thématique largement développée au symposium.
Le sens des lieux
Dans sa leçon inaugurale, l’universitaire sénégalais Felwine Sarr a insisté sur l’importance des lieux que nous habitons et les traces qu’ils impriment sur nous : « Il arrive que nous traversions des lieux sans les regarder, sans avoir pleinement conscience de leur densité. Zombies circulant de façon inattentive à nos présences et à nos ancrages, nous les striant comme des feux follets dans la nuit. Il arrive aussi que les lieux nous habitent, nous investissent, nous hantent, nous fabriquent, nous désorientent. (…). Notre rapport au monde est grandement déterminé par la manière dont nous occupons les espaces, les configurants et les habitants, mais aussi par la manière dont ceux-ci nous affectent et nous font. Les lieux rêvés n’en sont pas moins réels, nous habitons leurs textures et ils nous configurent nos réalités. La quête que je poursuis est celle d’un rapport juste et épanouissant avec le monde, la Terre, le cosmos. Elle est celle d’une manière d’habiter celui-ci, qui soit féconde. ». Cette quête de l’épanouissement passe par notre capacité à relever les défis spatiaux, environnementaux, démographiques, sécuritaires. Cette problématique se pose avec acuité aux villes africaines. « Le continent africain a le taux de croissance d’urbanisation le plus élevé au monde et celui-ci ne cessera de s’accroître. Aujourd’hui, environ 471 millions, soit environ 50% des Africains, habitent dans des villes. Les projections font de l’Afrique le continent le plus peuplé en 2050 avec plus 2,2 milliards d’individus devant la Chine et l’Inde. En 2030, Lagos aura 25 millions d’habitants, Kinshasa 16 millions, le Caire 14 millions, Dakar 7 millions d’habitants », avertit M. Sarr.
Une fois qu’on a fait ce constat, qu’est-ce qu’il faut faire ? Sarr rappelle l’existence des matrices originelles, mythiques et symboliques des villes africaines avant la construction des villes coloniales. « L’Afrique antique et médiévale était parsemée de villes. Kerma, la capitale de Kouch, fut fondée 25 siècles avant notre ère. Dans l’Afrique médiévale, plusieurs grandes villes existent : Gao, Tombouctou, Benin City… Elles étaient plus peuplées que Lisbonne, Venise et Londres. Elles avaient leur singularité. Certaines étaient des villes du désert, bâties sur des plaines savonneuses, d’autres autour des oasis ou sur les rives des fleuves. D’autres comme Oualata, dans l’empire du Ghana, sont des villes caravanières. Certaines ont disparu, d’autres comme Gao et Oualata existent encore aujourd’hui. Cependant, la plupart de nos villes africaines contemporaines ont une histoire étroitement liée à la colonisation. Des proportions importantes de leur visage actuel ont été façonnées par le fait colonial. Des villes coloniales ont été construites contre leurs habitants et configurées pour les nécessités de l’extraction des ressources. ».
Ainsi, selon l’auteur de Les lieux qu’habitent mes rêves (2022), l’édification de nos villes doit reposer sur un « travail de désoccupation mentale (qui) consiste à perpétuellement reconstruire le sens des lieux afin de se libérer de la colonie mentale qui siège au cœur de nos imaginaires. Et pour cela, la culture et toutes les formes de créativités demeurent des ressources précieuses. L’art, les arts, comme pratiques de désillage du regard, de réactivation des sens et de configuration des espaces. L’architecture, les arts visuels, la peinture, la littérature, la musique sont des manières d’habiter les lieux, de les affecter et de les modeler par une présence sensible, souple, parfois solide et visuelle. ».
Il arrive aussi, bien évidemment, qu’on quitte un lieu pour un autre. « Car bien que ces lieux où nous vivons nous permettent de nous épanouir, ils peuvent aussi constituer les foyers de nos desséchements. Ils peuvent devenir nos tombeaux, sur une mort lente et programmée, ceux de la dévitalité, lorsque les ressources viennent à nous manquer. », d’où « le voyage comme une nécessité régénératrice, renouveler des ressources, élargir les imaginaires, réanimer la vie, ». L’économiste s’adresse ici à celles et ceux qui voient le migrant comme un être dont la préoccupation première est d’ordre économique.
Pour une cosmopolitique de l’hospitalité
Lors du troisième jour du symposium, dans son discours d’orientation intitulé « Cosmopolitique de l’hospitalité » Felwine Sarr a plaidé pour un droit à l’hospitalité, une nécessité pour la constitution d’un monde commun. Pour ce faire, la repolitisation de l’hospitalité s’impose. En scrutant l’hospitalité comme une pratique sociale immémoriale, qui « apparait dans toutes les sociétés primitives », le penseur soutient que l’hospitalité relève de l’intelligence puisque « celui qui reçoit peut à son tour, du jour au lendemain, être jeté sur la route et avoir besoin d’asile. Elle rappelle aussi l’universalité de notre condition vulnérable. ». C’est cette hospitalité individuelle, domestique qu’il faut déployer à l’échelle publique, mondiale. Autant dire la critique sans complaisance du professeur à l’endroit des pays réfractaires à l’immigration. « Depuis 2000, 50000 individus au moins sont morts aux frontières européennes. L’Europe, en se protégeant des étrangers venants d’Afrique et du Moyen-Orient, produit des morts. (…). L’Europe meurt à son humanité. Elle s’est projetée dans le monde durant des siècles, conquérant, colonisant terres et mers, ressources et bras valides au service de son projet d’expansion et d’enrichissement. Aujourd’hui le monde est en elle et à ses portes et elle refuse d’en être affectée. Les migrants latino-américains en route vers les Etats-Unis sont de plus en plus nombreux à mourir à la frontière entre le Mexique et le Guatemala. Le projet de Donald Trump de construire un mur de séparation entre les USA et le Mexique a joué un rôle clé dans son élection de 2016. ».
Le penseur souligne, par ailleurs, impérieuse nécessité de dépasser la communauté archaïque qui s’est fondé sur l’identité-la langue, le territoire, les us, la couleur de la peau- à une communauté mondiale, ouverte, disponible à l’étrangeté de l’autre, entendu au sens large du vivant : les étrangers, les disparus, les non-humains, ceux qui ne sont pas encore là.
En concluant son discours, le Professeur a évoqué les trois concepts, qui structure la sociabilité sénégalaise analysés par l’anthropologue sénégalais Abdourahmane Seck, à savoir la Teranga, le Mbóq et le Áq.
« Le terme Teranga traduit par l’hospitalité mais qui signifie aussi accueille ou prestation dans la culture wolof renvoie à la notion de réciprocité. Quand quelqu’un reçoit une Teranga en termes de don, de sollicitude ou de bienfaisance, doit la rendre en mieux à l’image de la terre et de la semence. (…) Le terme Mbóq en wolof a été malencontreusement traduit en français par la notion de parenté ou limitativement traduit ainsi. Ce terme renvoie plutôt à la communauté, le partage, ce que l’on a en partage. Ainsi, le périmètre social et politique est le Mbóq qui est le domaine de l’inclusif, de la participation, de la protection, du partage. (…) Le terme Áq fait appel à un univers sémantique qui est celui de la justice, de l’équilibre et de l’équité. Par extension le mot Áq évoque l’idée de dignité d’une chose ou d’un être, sa reconnaissance pleine en quantité suffisante. (…). Le mot Áq est ce que l’on doit à cette chose ou à cet être dans les échanges sociaux et économiques. (…) le Áq est ce qui équilibre la teranga. En effet, dans les échanges sociaux et économiques, la peur du Áq fonctionne comme une instance d’autocensure et empêche les protagonistes de se léser mutuellement, chacun voulant se garder d’emporter, par devers lui, le Áq de son vis-à-vis.
Le Áq est ce que l’on doit à l’humanité, des uns et des autres, donc la reconnaissance, le soin et l’hospitalité en sont une expression. ».
Ce principe de respect de l’humain sans distinction ni d’exclusion était l’intention de la réalisatrice franco-sénégalaise Alice Diop dont la projection du film documentaire « Nous » a clôturé le symposium qui a réuni philosophes, universitaires, architectes, artistes, cinéastes, et conservateurs.
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