PAR DÉNÈTEM TOUAM BONA (Afrikara, 26/05/2004)
Quoi de commun entre l’évasion aléatoire d’un esclave isolé et le devenir d’un groupe de fugitifs capables de reconstituer une communauté durable ?… Qu’ils prennent la forme de fugues éphémères ou celle de guerres d’indépendance, les marronnages introduisent nécessairement une rupture dans l’ordre esclavagiste. En cela, qu’ils soient “ petits ” ou “ grands ”, ils supposent toujours une prise de liberté dont la fuite ne représente que le premier moment. Ce qui relie entre eux les différents types de marronnage, c’est donc moins la fuite, avec sa connotation de lâcheté, que le retrait stratégique : un saut hors de l’espace de la plantation qui ouvre la possibilité d’une vie sociale “ dé-animalisée ” et d’une offensive ultérieure.
Comme le souligne le philosophe Louis Sala-Molins, “ c’est en “ marronnant ” que les Noirs ébranleront de la façon la plus efficace les bases de la société coloniale, qu’ils accèderont à la conscience de leur capacité d’opposition systématique et de révolte ” (1).
Il n’y a pas de meilleur témoignage du caractère subversif des marronnages que le récit (2) du capitaine Stedman, un officier Anglais qui participa à la campagne militaire des Hollandais contre les “ Nègres Boni ” : “ le colonel Fourgeoud (chef de l’expédition) leur promit la vie, la liberté, des victuailles, des boissons, tout ce qu’ils désiraient. Les rebelles répliquèrent par des éclats de rire sonores, qu’ils ne voulaient rien de lui, le caractérisèrent comme un Français demi-affamé ayant fui son propre pays.
Ils l’assurèrent que s’il voulait leur rendre visite, il reviendrait sauf et pas avec le ventre vide. Ils nous dirent que nous étions plus à plaindre qu’eux ; que nous étions des esclaves blancs, payés quatre pences par jour pour être tués et affamés ; qu’il était indigne d’eux de gaspiller davantage de poudre sur de tels épouvantails ; mais que si jamais les planteurs et les propriétaires osaient pénétrer dans les bois, pas un seul d’entre eux n’en reviendra, pas plus d’ailleurs que les Black rangers (soldats noirs) perfides dont beaucoup seront massacrés cette nuit ou le lendemain. Ils conclurent en nous annonçant que Boni serait sous peu le gouverneur du pays. ”
Face aux expéditions militaires que les esclavagistes portugais, français, hollandais, britanniques ou espagnols lançaient régulièrement contre eux, les “ peuples marrons ” ont su développer un subtil art de la guerre mêlant diverses techniques : le camouflage, le subterfuge, les fortifications, les pièges, la disparition. Dans Les Premiers Temps, l’ethnologue Richard Price décrit une ruse de guerre qui témoigne de la sophistication des tactiques marronnes : “ Il arriva fréquemment que les Saramakas envoient des espions chargés de se faire capturer par les Blancs afin de leur livrer de fausses informations lors “ d’interrogatoires ”, souvent peu de temps avant d’être exécutés ”.
L’historien Gérard Police montre dans son dernier livre que les Marrons du Brésil, en l’occurrence ceux de la région des Palmares, excellaient eux aussi dans la maîtrise de la guérilla : “ (…) les Quilombolas (Marrons) se sont très rarement engagés dans des combats de longue durée, se contentant dans les meilleurs des cas de résister quelques heures avant de rompre et de se disperser dans la forêt. En ce sens, ils pratiquaient ce qui sera caractérisé plus tard comme guerre d’usure ou guérilla, en adéquation avec le milieu naturel et leurs moyens militaires. Ils s’efforçaient souvent de harceler et de décimer les troupes envoyées contre eux très en avant de leurs principales places fortes, de telle sorte qu’en arrivant au pied des sites fortifiés elles n’aient plus les forces nécessaires pour des attaques véritablement dangereuses ou décisives ” (3).
Marronner en état de guerre… : être capable de disparaître à tout moment pour refaire surface, et attaquer, là où on ne vous attend pas ; savoir se fondre dans les milieux naturels les plus divers, et mettre à profit leurs accidents. Le marronnage devient alors un véritable art de la fugue, un art de la variation : des présences, des apparences, des actions. Le lieu de vie, campement (4) bien plus que village, ne représente qu’une des variables d’un grand cache-cache qui se joue à l’échelle de vastes régions : des forêts touffues, des terres marécageuses, des mornes escarpés.
Le marronnage suppose toujours une forme de nomadisme. Même quand une communauté marronne demeure longtemps en un même lieu, elle reste nomade et fugitive par sa capacité à échapper aux regards, aux prises des forces extérieures. A l’instar du légendaire peuple amérindien des “ Invisibles ”, la maîtrise du camouflage fait des Marrons des êtres qui peuvent être “ là ” sans y être (pour des étrangers). D‘où, qui sait, leur réputation de “ grands sorciers ”… Cultiver l’invisibilité, c’est une question de vie ou de mort face à des ennemis bien plus nombreux et bien mieux armés.
Protégée par d’inextricables marécages semés de pièges mortels, “ Buku ”, la place forte de Boni, était accessible uniquement par deux chemins immergés sous les eaux. Ce fut la trahison d’un Marron qui permit aux Hollandais, après un an de vaines tentatives, d’en prendre possession. Durant la guerre civile du Surinam (1985-1992), les Marrons des “ Jungle commando ” prenaient parfois des bains de plantes pour devenir invisibles…
1. Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, PUF, coll. Quadrige, 1987, p. 169.
2. G. Stedman, Narrative of Five Years Expedition against the Revolted Negroes of Surinam, J. Hopkins University Press (Capitaine au Suriname: “Récit d’une campagne de cinq ans contre les Nègres Rebelles ”), Baltimore, 1992.
3. G. Police, Quilombos dos Palmares : “ Lectures sur un marronnage brésilien ”, Ibis rouge, Cayenne, 2003, p. 50.
4. Aujourd’hui encore, les Businenge du Maroni utilisent le terme “ Kampu ”, une altération de l’anglais “ camp ”, pour désigner leurs villages
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