Déréliction, un mot qui tonne et qui sied comme un gant à notre société. Une société dont les membres refusent d’emblée l’échange et la vie qui l’anime, comme si l’autre, ne pouvait plus être perçu que comme un intrus dangereux, un cannibale qui vient en effet les menacer dans la forteresse de leur solitude et du dénigrement dans laquelle, ils se sont emmurés.
Je présume qu’il faut avoir connu une expérience de déréliction, d’abandon, d’anéantissement possible, et plus encore avoir gardé un certain accès à cette expérience-là, si lointaine qu’elle soit, si ravageante qu’elle ait pu être pour appréhender à quel point notre nature clivante et le rejet de l’autre et de lui reconnaître un quelconque mérite dénotent d’une certaine névrose.
Les sentiments hostiles ne sont pas forcément destinés à la personne au contact de laquelle ils surgissent. Mais ils s’érigent en écho à des histoires enfouies dont chacun se fait le relais provisoire. Celui d’adversité prend sa source dans l’intimité de la personne qu’il ébranle, et s’exprime à propos d’une relation qui en évoque d’autres dont on porte les traces amnésiques sans en avoir la conscience.Les bonnes vieilles haines, jamais déçues, soigneusement entretenues comme la flamme du souvenir, sont-elles des accoucheuses de l’histoire?
Sans Macky Sall qui avait élevé la détestation au rang des beaux-arts, Ousmane Sonko aurait connu un parcours presque lisse, ponctué des accidents ordinaires de la vie politique. Par sa hargne jouissive à assouvir contre lui, une vengeance obsessionnelle, physique, la vindicte présidentielle a donné au pugnace opposant radical un lustre et une dimension dont il n’aurait jamais imaginé finalement tirer gloire.
Oppositions personnalisées, rejets obsessionnels
Le combat politique fait parfois la part trop belle à des oppositions personnalisées, à des rejets obsessionnels. Les nécessités de la lutte frontale enfantent alors des regroupements hétéroclites motivés par le seul désir de détruire la même cible.Les représentations sont de ce fait radicalement manichéennes, la désignation immanquablement disqualifiante de l’adversaire politique – quel qu’il soit, sans nuances – renvoyant à un monde où toute autre prise de position que le soutien inconditionnel au Prince est impensable.
Réduire son adversaire politique à sa plus infime expression par tous les moyens en est le but ultime et il s’en invente une morale pour légitimer la mise à mort.
Sitôt l’ennemi à terre, les ennuis commencent. Et avec eux la question : que faire à présent ? Au fil des choix politiques, les équivoques qui favorisaient le cartel des gouvernants doivent être levées ; le désenchantement s’installe. De plus en plus, l’adversaire détesté menace plus que jamais les certitudes du pouvoir. L’opposition censée être broyée au rouleau compresseur se nourrit de cette violence dont elle est la cible pour booster son courage d’affronter le péril, déployant contre le prince et ses affidés une véritable rhétorique du combat politique qui loge la polémique au cœur même de l’éloge de la révolution patriotique. Son expression retentit et étouffe la voix gouvernementale, forçant le prince à renoncer à la perpétuation de son règne. La bataille fait rage et l’étau ne se desserre point, laissant amonceler sur nos têtes des nuages prometteurs de chaos. On vient à se demander quel est le véritable enjeu qui pourrait justifier qu’on en arrive à une issue destructrice?
Pour paraphraser Ibrahima Nour Diagne, « diriger le Sénégal n’est ni une récompense décernée pour sacrifices consentis, ni un droit acquis à une lignée dont ça serait le destin ». Diriger une nation naît d’une hasardeuse coïncidence entre les aspirations d’un peuple souverain qui cherche son leader et le cursus d’une personne qui nourrit cette ambition de leadership. Un président qui n’est pas le président de son camp mais le président de tous les camps mérite le respect dû à son rang, quelque soit les divergences qu’on peut avoir avec sa ligne politique.
Dans la même veine, le rôle d’un opposant principal à moins qu’il n’y soit contraint, n’est pas de s’opposer à un homme mais de proposer une alternative pour le pays. Il est fondamentalement un citoyen d’égale dignité dont les droits et libertés sont inaliénables, quelque soit la véhémence de son opposition.
Chaque camp a ses partisans et sympathisants mais au-delà des différences d’opinion, ils restent des concitoyens irrémédiablement astreints à vivre ensemble et doivent contribuer de ce fait à calmer les ardeurs belliqueuses de part et d’autre.
Remanier les imaginaires personnels…
En fait ce qui étouffe, c’est qu’on ne veut pas laisser devenir vivant notre désir d’un monde de libres égaux, qu’on ne réussit plus à faire entendre la nécessité de laisser respirer les utopies. Et ce désir s’abolit en jouissance mortifère, soit qu’on file une nostalgie mélancolique et impuissante de la lumière, soit qu’on soit prêt à jouer le jeu de l’adversaire, quitte à y perdre son âme.
Desserrer l’étau de la haine entre le Président Macky Sall et Ousmane Sonko est une impérieuse nécessité. Il faut aboutir, ensemble, à un relatif consensus autour de l’intérêt général issu de la confrontation des idées, du bon sens et imposer si nécessaire un «consensus par défaut», pour resserrer les ressorts d’une démocratie dévitalisée.
Une fois que les adversaires peuvent se voir comme des personnes authentiques avec des points de vue sincères, qui peuvent entretenir des conversations tout en reconnaissant la valeur d’être de chacun et accepter pour chacun le droit d’avoir des points de vue différents sur des questions importantes, ils pourront transcender les conditionnements qui les isolent ou les clôturent dans le cercle restreint et souvent toxique de leurs relations immédiates pour qu’ils puissent s’ouvrir l’un à l’autre malgré le passif de l’adversité.
Dans le lien, il y a une représentation imaginaire sous-jacente, une unité, quelque chose de commun. Il n’y a pas de cohésion sans remaniement des imaginaires personnels, sans ce long travail d’élaboration d’un répondant commun sur ce que nous sommes et souhaitons devenir, sans les tâtonnements de la parole et de ses volutes, sans que se produise une communauté de réorientations, remaniements, mais aussi de relance de nos désirs. La puissance créatrice et révolutionnaire du vivre-ensemble, quelle que soit sa taille, se nourrit autant d’épreuves, de « laissés de côté » et de restes que d’éros, d’action, de courage ou d’héroïsme.
L’acte politique comme acte éthique consiste à engager et transformer son désir au nom d’un imaginaire collectif. Il s’agit bien de trouver les points de levier : ils sont nombreux et ils supposent des agencements individuels et collectifs, éventuellement contradictoires ou inconciliables. Il est inutile de les opposer, inutile de s’épuiser, mais définir un horizon commun, telle est l’urgence de cet ethos démocratique.
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