Dans le ventre du taxi

Il aura fallu que mon véhicule bien-aimé, mon char, ma monture, compagne de mes divagations diurnes et nocturnes me trahisse à la faveur d’une bise un peu trop appuyée sur l’arrière train d’une Hyundai trop statique pour que je pénètre dans l’univers psychédélique des taxis. Accident léger certes pour les corps mais lourd de conséquences pour ma poche et pour la mécanique. Je n’ai pas encore le courage, ou peut-être n’est-ce qu’un snobisme, de prendre les transports en commun et de me frotter à la vérité du pays. Me voilà donc plongée par la force des choses dans un univers tout à fait fantastique.

Entendons-nous bien. Quand je dis fantastique, je n’ironise pas car véritablement, le monde des taxis tient du roman fantastique. Il est adossé au réel mais il n’en est pas l’esclave. Bien au contraire. Il en est une lecture, il en retire la substantifique moelle pour la livrer au client qui devient ainsi acteur mais également auteur et lecteur de la vie.

Monter dans un taxi à Dakar, c’est embarquer à ses risques et périls pour un voyage au bout de la nuit dont on risque de ne pas sortir indemne et qui dans le meilleur des cas se révèlera initiatique.

La première étape, c’est le waxaale. On hèle le taxi avec l’angoisse de se faire avoir car on a l’impression que les roués taximen voudraient gagner leur journée en une course, sans effort. Mon œil, me dis-je, on verra qui de nous va gagner ce duel. Evidemment, c’est toujours moi qui perds de guerre lasse et je paie souvent le prix fort par impatience, paresse ou lassitude. C’est ainsi que je suis quotidiennement délestée d’une petite fortune.

Ensuite on monte, ou plutôt on remet les rênes de sa vie à un inconnu. Pour quelqu’un qui aime conduire sa voiture comme je le suis, c’est une gageure car ce n’est plus moi le pilote de ma vie. Je la confie à un inconnu, de surcroît à la mine patibulaire mais presque. Il y a plusieurs types de taximen, du taiseux suspicieux qui vous angoisse à coups de regards appuyés dans le rétroviseur au moulin à paroles qui vous assomme de ses grandes théories, qui sait tout sur tout. Il y a le politologue, le sociologue, le psychologue, en fait tous les logues de la terre ont leur spécimen dans un taxi dakarois.

Mon premier taximan est un jeune fumeur pressé, pendu à son téléphone. Je lui fais la remarque qu’on ne téléphone pas en conduisant, avec un zeste de mauvaise foi, car ceux qui me connaissent savent que ma voiture est un bureau dans lequel je me sens trop seule quand je ne suis pas au téléphone. Mon jeune chauffeur ne me prête même pas une demi-oreille et continue de plus belle en riant éhontément à gorge déployée.

Je décide de bouder l’insolent et de me concentrer sur le paysage qui défile. Je n’y arrive pas vraiment car notre ami adore les dos d’âne qu’il négocie avec une insouciance qui met mon fessier à rude épreuve, car le bougre n’a pas les amortisseurs à la hauteur de son enthousiasme. La rue est un véritable manège dont je ne goûte pas vraiment la saveur, fatiguée d’avance par le coup de fil de mon garagiste qui m’annonce un prix exorbitant pour réparer les dégâts subis par Brigitte, Brigitte, c’est ma Ford, si belle malgré son grand âge. « Wa meer, looy mel ni ku mer ? Pourquoi êtes-vous fâchée ? » demande le taximan faussement ingénu.

« Mer u ma de, da ma sonnë. Je suis fatiguée. Et puis je ne supporte pas l’odeur de la cigarette », lui rétorquai-je sèchement pour lui boucler le clapet. Il en faut davantage pour décourager notre fumeur. « Jegalu de, baal ma aq, pardon, mais mooy loolu, la vie d’un gorgoolu est stressante, donc la cigarette m’aide à tenir le coup. » Noon, en plus, il va me raconter sa vie là. Je détourne la tête pour mettre fin aux confidences mais la boite de pandore est ouverte et tous les maux de la terre emplissent l’habitacle. Je me rassure intérieurement en me disant qu’à la fin restera sûrement l’espoir.

  • Je n’ai pas choisi d’être taxi et de passer mes journées dans la fumée des pots d’échappement et dans les embouteillages. J’avais choisi d’étudier mais la vie en a décidé autrement. Je viens de Ngoudiane et je dois aider mes parents.
  • Ngoudiane ! Ce nom ne m’est pas inconnu. Tu es donc un de mes esclaves sereers !
  • Non, meer, nous sommes vos maîtres.
  • Bon, juste pour la course, je te laisse le trône.
  • Je suis allé jusqu’à Tanger deux fois pour pouvoir gagner l’Espagne. Allah m’a sauvé la vie. Tous mes amis sont morts noyés.

J’accuse le coup. Un silence lourd s’installe. Je suis touchée par ce jeune homme sombre dont la gouaille dissimule une si grande tragédie. Puis comme si les mots attendaient là, au bord de ses lèvres, ils coulent en torrents de larmes, de visions cauchemardesques, de misère, de déceptions… Je suis sonnée et nous arrivons déjà à l’adresse indiquée. J’oublie la négociation, le prix et lui laisse la totalité de mon billet.

Il a violemment plu sur Dakar. En quittant le quartier de ma mère, les rues sont des fleuves et je n’ai pas le choix, je dois rentrer avant la nuit. Les rares taxis téméraires sont de véritables vampires qui vous suceraient tout votre sang en doublant voire en triplant les prix avec une morgue déplacée. Le taxi qui s’arrête a belle allure. Il est presque neuf au regard du parc des taxis dakarois dont la moyenne d’âge tourne autour de 30 ans.

Bien entretenu, il est conduit par un monsieur d’un certain âge dont l’urbanité cache la férocité d’un profiteur. C’est vrai qu’un air frais se dégage de sa voiture climatisée mais ce n’est pas une raison, quand même. Au moment où j’aperçois d’autres clients potentiels, pressés de me voir renoncer au beau taxi, je sais qu’il faut que j’y aille si je ne veux pas passer la nuit chez ma mère. J’entre donc en maugréant mais je m’installe confortablement et savoure le moelleux des sièges parfumés.

  • Vous avez de la chance, aujourd’hui. D’habitude, je fais les liaisons avec l’aéroport Blaise Diagne mais avec ces pluies, je risque d’être coincé.
  • C’est pour ça que vous pratiquez ces tarifs usuriers ?
  • La clim, ça a un coût, madame !
  • Bon, je suis fatiguée. Votre voiture est agréable mais c’est tout, coupai-je court.

Monsieur le-taxi-de-l’AIBD conduit avec douceur, soucieux de ne pas abimer sa précieuse monture. Mais pour dompter les rues de Dakar pendant l’hivernage, il faut se lever de bonne heure et la témérité n’est pas suffisante. Il faut aussi une bonne dose de motivation. Hélas, celle de Monsieur-le–taxi-de-l’AIBD n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Quelques minutes seulement de détente à bord ont passé, à peine une vingtaine. Le dernier virage est abordé avec peine. Il reste les derniers mètres ravinés, boueux qui mènent chez moi. Voilà notre bonhomme qui s’arrête tout net.

  • Ma voiture ne va pas s’aventurer dans cette zone. Madame, payez et descendez !
  • Mais…
  • Il n’y a pas de mais. Je ne vais pas là, c’est tout, dit-il, l’air franchement menaçant.

Je regarde à gauche, à droite, personne. Un coup d’œil au taximan déterminé à me virer de son bijou. En plus, il n’a pas la monnaie et le boutiquier du coin est fermé. Dépitée, je dois encore me délester d’un gros billet et le goujat démarre en m’éclaboussant de boue. Je dois faire les deux cents derniers mètres à pied, l’occasion de faire le bilan de ma journée dans le ventre des taxis dakarois et je me demande bien pourquoi les femmes n’ont pas encore investi ce créneau.

 Je suis sûre qu’elles en auraient, des choses à raconter !

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Fatimata Diallo Ba est une femme de lettres. Enseignante et autrice de plusieurs ouvrages dont ‘’Rouges silences’’ qui reçut le Prix du roman décerné par le jury du Prix Cénacle national du livre. Fatimata Diallo est chroniqueuse à la tété et ses analyses sur l'Afrique, la société, la famille, la liberté et le développement sont sur Kirinpost.

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