Bojana Coulibaly (Université d’Harvard): « Le Rwanda est le pays de l’impossible »

L’enquête Forbidden Stories contre le Rwanda avait pour ambition, selon ses auteurs, de passer au crible le régime de Kigali. À l’arrivée, elle s’est révélée être un dossier à charge comme l’ont démontré les signataires de la tribune: “Rwanda Classified”, une faillite journalistique. Objectivité de l’analyse, connaissances de la région, qualités des sources et donner la parole à leurs critiques. Rien de tout cela. Pourquoi le Rwanda déclenche autant de passion?

 Comment un consortium de 50 journalistes représentant 17 médias plus ou moins importants de onze pays différents s’est appliqué à vouloir poser des stigmates sur la trajectoire  d’une nation courageuse qui tente avec bravoure et un certain succès de sortir de ses années de plomb ?

 Pour répondre à ces questions, Kirinapost interroge trois personnalités dont le parcours et les travaux sur le Rwanda et les conflits font autorité. Il s’agit de Bojana Coulibaly universitaire et chercheuse en études interdisciplinaires sur le génocide et sur le langage du conflit dans la région des Grands Lacs, Yolande Mukagasana écrivaine, militante et survivante du genocide contre les Tutsis et Boubacar Boris Diop romancier et auteur de l’ouvrage Murambi, le livre de ossements (prix Neustadt 2022).

 Dans ce premier jet, d’un dossier en trois parties, Bojana Coulibaly aujourd’hui responsable du programme Langues Africaines de Harvard University, revient sur l’enquête Forbidden Stories, les progrès économiques du Rwanda et le retard et l’instabilité du Congo voisin.

 Originaire de la Bosnie-Herzégovine, ayant fui la guerre civile en Ex-Yougoslavie en 1992, puis exilée politique en France où elle a enseigné dans plusieurs universités, Toulouse Le Mirail notamment,  Bojana Coulibaly a sejourné au Sénégal comme professeure à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et comme enseignante à l’International Schhol of Dakar (ISD)Cette spécialiste des politiques linguistiques, de l’éducation, et de la mémoire en Afrique subsaharienne, est une voix crédible. Entretien.

Bojana Coulibaly (Harvard University) : « Le Rwanda est le pays de l’impossible », Information Afrique Kirinapost

« Il ne faudra pas se dire que la négrophobie systémique pratiquée par ces journalistes occidentaux de Forbidden Stories s’est éteinte et que le contenu complotiste de « Rwanda Classified » a été neutralisé. Au sein de l’ère digitale dans laquelle nous vivons, écrire la vraie histoire des peuples africains, consiste en une lutte permanente de déconstruction des fausses vérités. » Bojana Coulibaly

Kirinapost: L’enquête Forbidden Stories contre le Rwanda a fait l’actualité un moment, rapidement amortie ou éteinte par la tribune des intellectuels et historiens. Comprenez-vous cette campagne contre le Rwanda?

Bojana Coulibaly: La pseudo-enquête « Rwanda Classified », produite par un consortium de 50 journalistes occidentaux blancs, est un cas d’école de négrophobie journalistique européenne sur un pays africain, dont le peuple mené par un président noir ouvertement décolonisé, aussi bien dans les mots que dans les actes, et grâce à une conscience collective nationale, a décidé depuis 30 ans, d’être maitre de sa propre destinée politique et historique.

Il ne s’agit pas ici d’une enquête, mais d’une série de suppositions complotistes motivées par ce qu’on appelle en anglais le white gaze, dans la lignée des théories dites « hamitiques » développées par les explorateurs européens, puis promues par les administrateurs coloniaux du 19ème siècle, qui percevaient chez les « Tutsi » du Rwanda précolonial, des qualités tellement « avancées » sur le plan de l’organisation politique de leur société, qu’à leurs yeux ces qualités « extraordinaires » ne pouvaient en aucun cas être d’origine africaine. Ceci a conduit à la création d’un imaginaire colonial européen raciste qui avait divisé les peuples africains en catégories raciales, avec les Tutsi en haut de l’échelle des « races » d’Afrique, présentés comme des « faux nègres », plus proches des Européens blancs, par opposition au reste des « nègres » d’Afrique dite noire. Le mythe hamitique, bien que n’ayant eu aucune base scientifique, ce qui a été évidemment démontré, a conduit à la déshumanisation systémique des Tutsi dans la région depuis les années 1960, puis à l’idéologie génocidaire responsable du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, où plus d’1 million de Rwandais ont été massacrées entre Avril et Juillet 1994.

Le génocide a ensuite été continué par son négationnisme qui dure depuis 30 ans et se manifeste sous différentes formes. L’idéologie génocidaire basée sur des théories complotistes tutsiphobes ayant conduit au génocide de 1994 a trouvé un terrain fertile dans le pseudo journalisme, celui-là même pratiqué par le consortium de Forbidden Stories.

La riposte des historiens et experts sur le Rwanda à laquelle a participé Monsieur Boubacar Boris Diop, a été une initiative fondamentale. Les Africains continuent en effet à subir des attaques discursives et épistémologiques de nature négrophobe ayant des conséquences réelles sur le terrain. Ceci est le cas actuellement en République démocratique du Congo, où l’idéologie génocidaire que j’ai évoquée plus haut, responsable du génocide perpétrée contre les Tutsi en 1994, est désormais devenue un outil discursif politique de l’État congolais et un mode de gouvernance par exclusion des citoyens tutsi congolais qui one été déracinés et expulsés de leur pays par centaines de milliers.

Il ne faudra ainsi pas se dire que la négrophobie systémique pratiquée par ces journalistes occidentaux de Forbidden Stories s’est éteinte et que le contenu complotiste de « Rwanda Classified » a été neutralisé. Bien au contraire, les effets des théories du complot comprises dans cette pseudo-enquête ont des conséquences sur la durée. Au sein de l’ère digitale dans laquelle nous vivons, écrire la vraie histoire des peuples africains, consiste en une lutte permanente de déconstruction des fausses vérités.

KirinapostLe chemin parcouru par le Rwanda, les progrès économiques notamment peut-on dire qu’ils sont mal vus aujourd’hui ?

Bojana Coulibaly: Un ami burundais militant des droits humains a l’habitude de me dire que le Rwanda est le pays de l’impossible. Il est vrai que le monde entier a pensé qu’il était impossible d’arrêter le génocide, d’empêcher que le pays tombe dans un cycle de violence, impossible de construire une paix durable, d’amener devant la justice 2 millions de tueurs et de les réinsérer dans la société, de développer le pays sur le plan de l’économie, de l’éducation, de la sante, de la parité, de la technologie, de l’environnement, impossible d’avoir des institutions solides et une armée forte. Mais le Rwanda a fait l’impossible.

La capacité du Rwanda, et de son dirigeant Paul Kagame, à avoir mis en place une société basée sur l’unité et la réconciliation, où victimes et bourreaux vivent et construisent le pays ensemble, est un cas unique.

Ceci a provoqué une stupéfaction chez les occidentaux habitués à penser, à la suite d’une construction coloniale fantasmée de l’Afrique, que les Africains ne pouvaient pas se gouverner, se développer, être indépendants des aides et institutions internationales. Ce même imaginaire au temps de la colonisation et du mythe hamitique avait développé le fantasme d’un Tutsi tout-puissant et omniprésent. Quand on écoute les journalistes de Forbidden Stories, c’est exactement ce genre de fantasme sur le Rwanda qu’on entend, à savoir, un dirigeant et un peuple qui seraient capables de surveiller et d’atteindre des supposés opposants partout dans le monde. C’est d’une absurdité égale au mythe hamitique qui voyait en l’homme tutsi un surhumain. Parce que le Rwanda ne correspond pas à cette image afropessimiste stéréotypée de l’Afrique, ça dérange bien évidemment.

KirinapostLe Rwanda est-il la cause de l’instabilité et du retard du Congo ?

Bojana Coulibaly: Est-ce même une question qu’on doit se poser? Seul le Nord Kivu est un territoire plus grand que celui du Rwanda. Pour vous donner une idée de la taille de la RDC, la distance entre Kinshasa et Goma est la même qu’entre Paris et Moscou. Alors comment l’un des pays les plus petits et moins peuplé du continent, qui émerge des cendres d’un génocide, peut-il « déstabiliser » l’un des pays les plus vastes, plus riches et plus peuplés du continent ? Une fois de plus c’est aussi absurde que le mythe hamitique qui voyait en l’homme Tutsi un « surhumain ».

Il faut comprendre que la RDC, depuis sa supposée indépendance — et nous connaissons les conditions dans lesquelles cette « indépendance » s’est produite après l’assassinat de Lumumba et la prise de pouvoir de Mobutu — n’a jamais eu aucune institution solide, et aucune armée capable de sécuriser le pays. Il y a 25 ans quand la MONUC, l’ancienne version de la mission de la paix des NU en RDC aujourd’hui appelée MONUSCO, est arrivée, il y avait déjà 20 groupes armés commettant des violations des droits humains, des massacres, des viols de la population congolaise. 25 ans plus tard sous la présence des NU, nous avons atteint le chiffre officiel de 266 groupes armés.

Parmi ces groupes on y trouve les FDLR, groupe fondé par les génocidaires ayant commis le génocide contre les Tutsi au Rwanda en 1994, composé des extrémistes Hutu Interahamwe et des cadres de l’ancienne armée rwandaise ex-FAR. La RDC sous Mobutu, anciennement Zaïre, avait en juillet 1994, au moment où le FPR de Paul Kagame a stoppé le génocide, ouvert ses frontières à des centaines de milliers de génocidaires rwandais, y compris les architectes du génocide. Cette fuite des génocidaires au Zaïre a été facilitée et coordonnée par la France.

Les génocidaires se sont réorganisés au Zaïre politiquement et militairement, avec l’aide de la France qui a continué à leur livrer des armes, et ont utilisé les réfugiés qui avait fui le Rwanda par panique, et la population congolaise de Goma, comme bouclier humain avec pour seul objectif, de revenir au Rwanda pour finir « le travail », terme utilisé pour signifier l’extermination totale des Tutsi. Il existe des textes écrits et publiés entre 1994 et 1996 par les architectes du génocide qui énoncent clairement ce projet de finalisation de l’extermination et la manière dont il allait être mis en œuvre.

En plus d’avoir lancé de nombreuses attaques au Rwanda contre la population à partir du Zaïre, les FDLR ont massacré la population congolaise Tutsi qui ont dû fuir en masse dans les pays limitrophes. Aujourd’hui il existe près d’1 million de réfugiés congolais Tutsi dans les pays des Grand Lacs dont l’Ouganda, le Rwanda, et le Burundi.

Il faut savoir aussi que les Tutsi congolais du Nord et Sud Kivu ont été discriminés, persécutés, massacrés depuis les années 60 au Congo. Ces populations, dont la majorité sont autochtones, à savoir vivant sur leurs terres congolaises depuis avant l’arrivée des colons et avant le partage des territoires de Grands Lacs à la Conférence de Berlin de 1885/6, ont été progressivement démunies de leurs droits civiques par les régimes congolais successifs. L’actuel gouvernement congolais ouvertement soutien les FDLR ainsi qu’une coalition de groupes armés les plus violents du pays dont la seule raison d’être est l’extermination des Tutsi congolais et le « changement de régime » au Rwanda, ce que le président Tshisekedi a lui-même déclaré dans une interview il y a un an.

Ainsi la déstabilisation de la RDC aujourd’hui est due à l’incapacité de l’état congolais de sécuriser le pays par manque de gouvernance, d’institutions et d’armée, soutenant et laissant une pléthore de chefs de guerres et leurs groupes armés opérer librement sur le territoire congolais, due à l’exclusion d’une partie de la population congolaise qui a décidé de prendre les armes pour stopper l’épuration ethnique qu’elle subit, et à la présence des FDLR qui non seulement représentent une menace réelle sécuritaire pour le Rwanda, mais qui tuent, violent et pillent la population congolaise.

Bojana Coulibaly

Originaire de la Bosnie-Herzégovine, ayant fui la guerre civile en Ex-Yougoslavie en 1992, puis exilée politique en France, je suis universitaire et chercheure en études interdisciplinaires sur le génocide et sur le langage du conflit dans la région des Grands Lacs. Je travaille par ailleurs sur les politiques linguistiques, de l’éducation, et de la mémoire en Afrique sub-saharienne. Je suis responsable du Programme des langues africaines d’Harvard, ayant enseigné les études interdisciplinaires postcoloniales à Harvard, Rutgers, l’Université Gaston Berger, l’Université de Toulouse le Mirail et l’Université d’Orléans.

 

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2 Comments

  1. Maniragaba Byashoni Reply

    Merci pour une analyse approfondie et une vérité indiniable sur la vérité de l’histoire des régions des grands- lacs.Bientôt les Tutsi du Nord et du Sud- Kivu seront soulagés,et ceux qui falcifient l’histoire leur mensonge serait vêtu d’une nudité

  2. Françoise Kayigamba Reply

    Merci Bojana pour votre analyse poussée portant sur le Rwanda. Le monde est dominé par une forme de pensée unique issue du monde occidental qui veut que l’Afrique soit un malade chronique victime de ses richesses, et tout ce qui ne se conforme pas à cette pensée et combattu avec virulence, merci au Rwanda de montrer la voie aux autres peuples africains

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