Mon malaise est grand. Intervenir dans ce débat entre ces deux intellectuels pour qui j’ai une estime et une affection profondes, n’est pas chose aisée. La tâche s’annonce d’autant plus ardue que l’objet de leur débat porte sur la pensée de Cheikh Anta Diop, un auteur pour lequel j’ai consacré un ouvrage et dont la pensée a une grande influence sur ma propre vision du monde.
Tous les trois ont contribué à ma formation intellectuelle. Bachir est le maître de classe, Cheikh Anta Diop, le maître « uwaysî », celui que je n’ai pas connu, et Boris, le maître par l’exemple. Aujourd’hui, mon amitié avec Bachir et Boris est authentique. La joie de nos retrouvailles est, à chaque fois, immense.
Tous les trois font la fierté de l’Afrique. Dès 1966, Cheikh Anta Diop a été distingué comme « l’auteur africain qui a exercé le plus d’influence sur le XXe siècle » au premier Festival mondial des arts nègres. Bachir Diagne, après de multiples autres distinctions, sera reçu comme nouveau membre de l’Académie américaine des arts et des sciences pour l’année 2019. La réception des nouveaux membres aura lieu au mois d’octobre prochain. C’est dans ce même pays que l’Université de Dickinson a désigné Boubacar Boris Diop comme lauréat 2018-2019 de son prestigieux prix Harold et Ethel L. Stellfox. Boris Diop a été reçu le 11 avril passé dans l’enceinte de cette université.
La pensée de Cheikh Anta Diop est riche et féconde. On ne compte plus le nombre d’articles scientifiques et d’ouvrages qui lui sont consacrés. Les avenues qu’elle offre sont multiples. J’estime que les intellectuels africains débattront de plus en plus sur cette pensée, que ce soit pour parler des immenses ressources énergétiques, de la monnaie, de l’intégration africaine, de la religion, de l’art, des langues africaines, du passé et de l’avenir du continent, de son rapport avec les autres puissances, etc. On la lira de plus en plus, la critiquera, l’approfondira, la dépassera même sur certains aspects.
Je considère d’ailleurs Bachir et Boris comme étant tous les deux, à leur façon, des continuateurs émérites de Cheikh Anta Diop. Si Boris a décidé d’écrire dans une langue nationale, c’est en partie grâce à l’influence positive de Diop. Son travail d’édition d’ouvrages en langues nationales est une contribution réussie au projet de renaissance culturelle africaine chère à l’historien. Le projet de Bachir Diagne de produire des travaux philosophiques dans une langue nationale, le wolof, est la matérialisation parfaite du travail entamé par Diop sur les langues africaines. De plus, en insistant sur la « traduction » dans ses écrits et ses conférences, Bachir poursuit dans une certaine mesure un des projets de Diop, qui a été, selon moi, un des premiers penseurs africains de la traduction.
Je propose d’ailleurs à Bachir et Boris de nous gratifier d’un ouvrage dans lequel ils nous parleront de plusieurs sujets, amicalement mais sans complaisance : les langues africaines, la culture, le rapport des pays africains avec les puissances étrangères, notamment la France, la gouvernance des pays africains, etc. Ce serait non seulement apprécié, mais très utile pour la jeune génération.
De leur débat, je ne prendrai pas parti. S’il peut y avoir des motivations, des attentes et des non-dits, on peut au moins noter un malentendu manifeste. Boris reproche à Bachir d’avoir prêté à Cheikh Anta Diop une pensée qui n’est pas la sienne. Je le cite : « Faut-il en déduire que dans le feu d’une interview – exercice où les mots peuvent aller plus vite que la pensée – Souleymane Bachir Diagne aurait prêté à Cheikh Anta Diop une position qui n’est pas du tout la sienne ? » Bachir, de son côté, brandit le même reproche : « L’honnêteté? C’est de ne pas prêter à quelqu’un des propos qui ne sont pas les siens. »
Je connais ces deux penseurs honnêtes. Leur humilité et leur rigueur ne font l’objet d’aucun doute à mes yeux. Par conséquent, je pense fort bien que s’ils se trompent ce ne peut être que de bonne foi. Mais il y a un bon côté des choses : leurs divergences et la vivacité de leurs échanges ne peuvent être que source d’enrichissement pour les nombreux lecteurs que nous sommes. Ils sauront donc vite se retrouver.
Il faut interpréter leur discussion comme une invite à débattre de la pensée de Cheikh Anta Diop. C’est pourquoi, sur la demande insistante de quelques amis, j’essayerai, dans cette contribution, de vulgariser, à ma façon, quelques aspects de Cheikh Anta Diop, en partant des quelques points discutés dans ce débat. Si Boris affirme que l’accusation de jacobinisme est « le principal grief » que l’on pourrait faire à Bachir, le débat a porté sur d’autres points : le laboratoire de carbone 14 et la traduction. Je tenterai à chaque fois de rapporter fidèlement les vues de l’homme de Céytou. À suivre !
C.P: seneplus
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