El Hadji Malick Ndiaye est maître de conférences dans les programmes Modern Languages and Cultures Global African Study de l’université de Seattle aux Etats-Unis. Dans cette contribution, suite à l’assassinat de l’afro-américain George Floyd par le policier Derek Chauvin, il attire l’attention sur le traitement maladroit et tendancieux que certains médias, notamment et particulièrement français, peuvent faire sur ce genre d’actualité. Le chercheur invite aussi à interroger les actes racistes et surtout à respecter ses victimes. Seul moyen d’ouvrir le champ à plus de justice sociale dans le monde.
Un éditorialiste français, un certain Éric Zemmour, a récemment livré sur la mort de George Floyd une analyse qui dévoile, par une froideur presque cynique, l’inconfort d’une lecture distanciée de l’horreur. Certains verraient dans cette intervention des élucubrations d’un individu qui a clairement décidé de voir dans le racisme « d’autres problèmes que le regard méchant du Blanc. »
Mais on remarque qu’à l’instar de ce journaliste, un certain nombre d’analystes français, sous couvert d’éclairages objectifs, ont offert une lecture assez trouble des dérives racistes de l’Amérique, au moment même où la très grande majorité des Américains semblent enfin décidés à affronter cette réalité hideuse de leur société. On a ainsi mentionné pêle-mêle le caractère non létal du knee-on neck restraint (immobilisation genou sur le cou), la condition physique de Floyd, son profil de délinquant potentiel. À se demander si finalement on ne lui reprochait pas indirectement sa mort.
Ce qui pose question dans ces interventions, ce n’est pas seulement leur ignorance du contexte américain (références historiques hasardeuses, statistiques erronées, simplication à l’extrême des catégories sociales) ou leur justification maladroite d’un meurtre assumé, mais leur absence totale d’empathie pour la demande de justice sociale qu’il a engendrée. Cette gymnastique intellectuelle est indécente et dangereuse pour l’image de la France. Elle est indécente, parce qu’elle alimente une doxa qui veut que tout ce qui arrive aux Africains-Américains soit quelque part leur faute et que, par un syllogisme sournois, on peut s’attendre à un traitement similaire pour les Noirs partout ailleurs. Elle est dangereuse parce qu’elle accentue le sentiment chez les Noirs que leur souffrance ne sera jamais comprise en France. Il n’est pas acceptable de minimiser un meurtre quel qu’il soit, un meurtre raciste encore moins, par un exercice tendancieux de la raison. Cette lecture des événements équivaut à s’agenouiller sur la mémoire de Floyd, une attitude aussi moralement condamnable que le fait de s’agenouiller sur sa vie.
L’effroi qu’ont suscité les vidéos du meurtre chez tous les Noirs, le profond sentiment d’insécurité qu’elles ont réveillé doivent être compris et traduits. Il ne s’agit ni de donner des leçons de citoyenneté aux Africains-Américains, ni de gloser sur l’histoire raciste de l’Amérique. Il s’agit encore une fois, de tirer les leçons de cette affaire et d’œuvrer à plus de justice sociale dans le monde.
L’indignation confinée ?
Lorsqu’on parle de racisme, il faut comprendre que la question du droit des communautés en France est parfois analysée aux États-Unis avec la même distanciation condescendante. Chez certains Américains qui connaissent la France, le point de vue français sur le sujet suscite au mieux une moue dubitative, sinon une gentille invitation à balayer devant sa porte. Mais il y a un reproche sur lequel les Français devraient se pencher et que le traitement médiatique de l’affaire Floyd met en lumière. L’une des choses les plus frappantes dans l’espace public français, c’est l’absence des voix victimes du racisme systémique. Aux États-Unis, les Noirs, les Hispaniques, les Amérindiens, ont au moins une certaine possibilité d’offrir leurs perspectives sur les violences raciales.
En France, dans la majorité des cas, les Noirs et les Arabes n’ont que relativement droit de cité dans l’espace public. On parle pour eux. Il faut croire qu’il n’y a pas de journalistes, d’avocats, de médecins, d’hommes de femmes politiques issus des minorités pour apporter une pédagogie de l’expérience et du ressenti. C’est en cela que les précautions langagières parlant d’éviter l’écueil de l’émotion sont à mille lieux de ce qui se passe en Amérique. La ressource de l’émotion fait justement partie de la construction du récit national américain. Dans l’affaire George Floyd, le temps judiciaire s’est adapté au temps médiatique par la force de l’indignation. Et cette indignation s’est essentiellement appuyée sur la visibilité médiatique de ceux et celles qui la portent.
Cela pousse aussi à interroger la nature du champ médiatique qui maintient savamment les minorités à la périphérie du discours. Cela aboutit à un discours prétendument distancié mais en réalité froid et sans humanité comme ceux que certains « experts » français ont pu tenir. Ce n’est pas un hasard si les minorités raciales en France, comme ailleurs, se sont immédiatement retrouvées dans la tragédie de Minneapolis.
Ce n’est pas un hasard si le cas de George Floyd a eu pour effet de relancer les demandes de justice pour Adama Traoré. Lorsqu’il est question de la mort d’un être humain, il est aussi important d’user de sa tête que de son cœur. Il y a un devoir d’humanité auquel même le plus ardent des idéologues racistes est astreint. Respecter les victimes de racisme, ce n’est pas chercher à dire en quoi ils auraient tort d’être ce qu’ils sont. C’est comprendre leur vulnérabilité et la menace constante qui pèse sur elles. Respecter les victimes du racisme, c’est s’ouvrir à leurs perspectives, les entendre plutôt que de laisser prospérer des postures qui ont vocation à creuser davantage le fossé d’incompréhension entre un pays et ses minorités raciales.
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